Siège du Courrier Lyonnais Bureau de Daumet 18 juillet -10:00

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Aucun autre journaliste du Courrier Lyonnais ne jouissait d'une confiance égale à celle que son directeur accordait à Abalon. Les deux hommes s'étaient connus au lycée, voilà plus de vingt-cinq ans. L'un et l'autre avaient pris part à la défense du professeur de philosophie dans le journal de l'établissement, ce qui avait fait naître chez eux la même vocation. Après leurs études à l'école de journalisme de Paris, Tristan Abalon décida de rester dans la capitale où il fit ses premières armes dans des parutions groupusculaires tandis que Jean Daumet se fit engager comme pigiste au Courrier Lyonnais. Il ne lui fallut guère que deux années avant d'y avoir sa chronique quotidienne. Son ton aussi incisif que caustique en fit une rubrique des plus appréciées comme en témoignaient incessamment les courriers des lecteurs. Trois ans plus tard, il était rédacteur en chef et dirigeait les pages « Société » du quotidien. Enfin, lorsque le directeur mourut d'une crise cardiaque, sans doute causée par les innombrables dîners mondains qui assuraient à son taux de cholestérol une certaine prospérité, il fut élu au poste suprême par la société des journalistes, à l'unanimité moins une voix.

En dépit de la baisse générale du nombre de lecteurs et de la relative désaffection des agences publicitaires pour la presse écrite, Jean Daumet avait su protéger son journal en se montrant intransigeant sur la qualité. Ses lecteurs n'y trouvaient que des articles largement étayés et référencés, la mise en page était entièrement au service du contenu et, grâce à des idées innovantes, il avait créé de solides liens avec les abonnés, si bien que le taux de résiliation était proche de zéro.

En plus de leur amitié que le temps avait renforcée, Jean appréciait le travail de Tristan à sa juste valeur. À quarante-cinq ans, ce dernier aurait pu se reposer sur sa notoriété et se contenter de reproduire ce qui fonctionnait déjà. Mais ces deux hommes possédaient la même nature qui les poussait à toujours remettre en cause ce qui paraissait établi. Il n'y avait rien qu'ils détestaient davantage que le clientélisme et la paresse intellectuelle. Devenir un bon journaliste était une chose, mais pour eux, il importait davantage de le rester.

Lorsque Tristan pénétra dans son bureau, Jean comprit au sourire de son ami qu'il allait lui annoncer un événement important.

— Toi, tu viens me faire part d'un projet comme toi seul en inventes, ou alors je ne te connais pas.

— Tu me connais, Jean. Tu me connais. Répéta Abalon en réprimant une légère angoisse.

Son idée était un peu folle, car les semaines et peut-être même les mois qu'il s'apprêtait à vivre seraient difficiles et il était encore temps de renoncer à ce coup journalistique sans pareil. S'il ouvrait la bouche maintenant, il ne pourrait plus reculer car, passé le moment de stupeur où Jean lui énumérerait tous les risques pour tenter de le dissuader, il serait ensuite aussi excité que lui à l'idée du reportage exceptionnel qui pourrait en sortir. Un instant, il songea à Lise et à Clotilde en espérant que la première comprendrait. Il prit une profonde inspiration avant d'exposer son plan.

— J'ai décidé de faire un reportage sur les prisons.

— Très bien. fit Jean en tentant de masquer sa déception, car il s'attendait à quelque chose de plus inédit. Nous avions fait un bon papier l'an dernier. Tu te souviens, c'était juste après le suicide de ce jeune homme de dix-sept ans. Comment s'appelait-il ?

— Je me souviens. C'était le seul qui avait intéressé les journaux parce qu'il était mineur. Mais sais-tu combien il y en a comme lui chaque année ?

— Pas exactement, une centaine, je crois.

— Pas loin ! Un peu plus en fait. Il y a un suicide tous les trois jours en prison. S'il n'y en a pas eu aujourd'hui, il y en a probablement eu un hier, ou alors, ça sera pour demain. Et près des deux tiers passent à l'acte avant leur jugement. En détention préventive !

De toute évidenceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant