Commissariat central de Lyon Premier sous-sol 19 juillet - 15:00

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Faire attention à tout, tout écouter, tout regarder, tout mémoriser jusqu'à ce qu'il puisse prendre des notes. L'esprit d'Abalon était en alerte permanente depuis qu'on l'avait descendu au premier sous-sol. Les quelques autres gardés à vue étaient accablés par l'ennui, le désarroi ou la fatigue. Le journaliste, lui, ne s'ennuyait pas. Sans cesse, il déroulait dans sont esprit les dernières heures, depuis le moment où un policier en uniforme l'avait descendu, jusqu'à maintenant.

Descendu, c'était le terme pudique que l'on employait devant la personne à qui la mesure allait s'appliquer. Pour ne pas l'affoler ? Qu'est-ce que ça changeait ? Ou bien n'était-ce qu'une simple commodité de langage ? Descendu plutôt que GAV. Abalon esquissa un sourire.

Quatre heures plus tôt, la porte du bureau du commandant s'était refermée derrière lui. C'était celle de la liberté qui venait de claquer. « Vous ne me menottez pas ? » s'était-il étonné auprès du policier en tenue. « Elle n'aime pas ça », avait-il maugréé sans masquer sa désapprobation. Les marches de marbre avaient défilé sous ses pas tandis qu'il tentait de comprendre son commandant. Il s'était remémoré tout ce qu'il avait lu sur la garde à vue et il lui revint que d'après le code de procédure, l'utilisation des menottes devait être l'exception et non la règle. Il l'avait su, il y a longtemps. Et puis il avait oublié. C'était sûrement une vieille loi. Une loi du temps où la parole donnée et la réputation valaient toutes les précautions. On ne s'était même pas donné la peine de l'abroger ou de l'amender. Lentement mais sûrement, la pratique l'avait renversée. Rien n'était fait pour que l'on sache qu'autrefois on faisait davantage confiance à ses semblables. L'exception de la loi était devenue une règle dont plus personne ne s'offusquait. Pourquoi Vinet ne s'y conformait pas ? Abalon ignorait qu'elle était la seule de tout le commissariat à refuser de menotter ses suspects si les circonstances ne l'exigeaient pas. Pour elle, tout devait être pris à la lettre. S'il y avait une loi, il fallait l'appliquer complètement, c'était le seul chemin à suivre, il n'y en avait pas d'autre et elle ne comprendrait pas que ses collègues n'en fassent pas autant. La loi, le code de procédure, les règlements étaient pour elle une rampe, un guide qui lui permettait d'exercer son métier et même de vivre. Toute activité a besoin d'un cadre, mais elle en avait plus besoin que les autres.

Au bas des marches, au dessous du sol, c'était comme un autre monde qui s'ouvrait. Un monde souterrain, un monde gris, un monde qu'il valait mieux cacher. Ici, les ampoules n'avaient plus besoin d'abat-jour, les murs étaient nus et la grisaille du béton n'apparaissait plus que par endroits, près du plafond où la saleté n'avait pas encore gagné. Une vingtaine de marches et ce n'était plus le même monde. C'était toujours le commissariat, mais le sentiment de sécurité qui prévalait l'instant d'avant s'évanouissait. Le décor que ses yeux embrassaient renvoyait à Abalon des images de dictature et d'arbitraire. L'odeur était désagréable, mais pas autant qu'il l'avait redouté. Chacun de ses pas soulevait de la poussière de ciment tandis que sur les côtés, des barreaux à la peinture écaillée prévenaient les infortunés visiteurs de ce qui les attendait.

Dans la seconde cellule, Abalon avait aperçu un homme recroquevillé et accroupi sur le sol, tanguant d'avant en arrière. Un drogué en manque, songea-t-il un instant avant de passer devant une jeune femme aux cheveux sales, assise sur le lit de ciment. Au fond du couloir, une voix masculine résonna tout à coup : « Laissez-moi sortir, j'ai envie de chier ! ». Abalon se sentit mal à l'aise et adressa un regard interloqué au policier qui le conduisait, mais celui-ci, usé par l'habitude de ce genre de situation, n'avait pas eu la plus petite réaction. « J'ai envie de chier ! », répéta l'homme qui les entendait s'approcher. « Ta gueule ! » cingla le policier plein d'expérience qui connaissait l'efficacité de cette réponse.

Le journaliste porta alors son regard jusqu'au fond du couloir où la lumière blafarde des néons des cellules avait pris l'ascendant sur celle des ampoules fixées au mur. Sur le sol, il distingua un écoulement et une écœurante pensée lui vint à l'esprit. Celle de ce braillard qui, n'en pouvant plus d'attendre, s'était libéré là, dans le couloir. Qu'est-ce que ça peut être d'autre ? se demanda-t-il comme pour confirmer son dégoût.

Cellule numéro 6. C'était là qu'il s'arrêtait. Il ne verrait probablement jamais l'homme qui était au fond, à moins que celui-ci sorte avant lui. Les paroles du policier avaient été efficaces. On ne l'entendait plus se plaindre, comme s'il avait enfin compris qu'il fallait se résigner.

— Ça va être long ? demanda Abalon tandis que le fonctionnaire verrouillait sa cellule.

— On viendra vous chercher. répondit-il avec agacement.

— Pardon monsieur, mais je vous demandais combien de temps je devrais patienter.

— Mmm, maugréa le policier. Je n'en sais rien, moi. Ce n'est pas moi qui décide. De toute façon, il y en a pour un bon moment.

Se résigner, comme l'homme du fond, c'était tout ce qu'il y avait à faire. Se résigner. Mais pourquoi ? tempêta le journaliste en lui-même. Est-ce qu'on ne pouvait pas emmener ce pauvre diable aux toilettes ? Était-ce aussi à cause du manque de moyens que l'indignité régnait au sous-sol de ce commissariat français ? Abalon se sentait déjà prêt à écrire un article accusateur. Il s'agitait, tournait en rond dans sa cellule, seul moyen pour lui de passer sa colère. Après quelques minutes, il retrouva son calme et tenta d'organiser ses pensées. Il ne devait pas céder à l'émotion ni à l'emportement. S'il avait dès le début pensé écrire au moins un article sur la garde à vue, ce n'était pas son objectif principal. Par-dessus tout, il devait rester concentré et mémoriser le maximum de détails. En prison, ce serait différent. Il aurait de quoi écrire, mais ici, il n'avait rien d'autre que ses sens. Regarder, écouter, sentir, mémoriser, voilà ce qu'il devait faire à présent.

Il n'y avait rien de très reluisant en ce lieu, mais il le savait avant même d'y avoir mis les pieds. Abalon se rappela l'escalier de marbre. Le bâtiment était ancien et sa dernière rénovation n'en avait pas dénaturé le caractère. Malgré les cloisons vitrées, les plaques signalétiques, le bruit du téléphone, il avait gardé un certain lustre. Jusqu'à la dernière marche de l'escalier, c'était le droit, la république. Mais une fois le premier pas posé sur le sol cimenté, c'était... Abalon hésita un instant sur le qualificatif à employer. Inhumain était peut-être trop fort. Puis les adjectifs lui vinrent à la bouche. Ils furent subitement si nombreux qu'il eut envie de les crier. Indigne, honteux, dégradant, arbitraire, sale.

Il n'y avait rien à faire dans cette pièce exiguë de deux mètres sur deux. Aucune distraction, aucune vue sur quoi que ce soit, sinon sur la cellule d'en face. Aucun mobilier sur lequel poser son regard, seulement un lit de ciment avec une couverture qui n'avait visiblement jamais connu le roulis de la machine à laver. Le seul divertissement possible consistait à lire les graffitis laissés par ses infortunés prédécesseurs. Abalon renonça à compter les fuck ou leurs équivalents français. Haine, révolte et sentiment d'injustice, voilà ce qu'il y avait à lire. Une petite phrase, égarée dans une foule d'obscénités, lui fit cependant chaud au cœur : « Manon, je t'aime ». Il se demanda ce qu'était devenu l'auteur de cette phrase. Cela sonnait comme un adieu. Résigné à son sort, il avait écrit ses derniers mots d'homme qui venait de perdre sa liberté. Écrire ces mots ici était aussi dérisoire qu'insensé. Manon viendrait-elle jamais dans cette cellule ? Mais pour celui qui avait écrit, ce n'était pas une question de sens. Meurtrier ou voleur à la tire, Abalon ne le saurait jamais. Mais c'était un homme, un homme qui aimait et qui avait besoin d'être aimé. Il esquissa un sourire. Même ici, l'humanité n'avait pas tiré sa révérence.

Rien d'autre à faire qu'attendre. Abalon prononça intérieurement les mots « Garde à vue » et cela lui évoqua le souvenir d'un film qui portait ce titre. Le visage de Lino Ventura lui apparut en premier, suivi de celui de Michel Serrault dans le rôle du notable soupçonné de meurtre. Tout lui revenait d'un coup à présent : l'ambiance pesante du huis clos, l'époque datée du film avec le téléphone en bakélite et sa sonnerie stridente et désagréable. L'erreur judiciaire, le thème central du film, et puis la courtoisie, parfois la politesse froide et forcée, mais politesse tout de même, qui régnait entre le commissaire et le suspect. Le commandant Vinet l'avait traité avec politesse, il n'y avait rien à redire, mais il songea à ces paroles grossières proférées par l'homme au fond du couloir, immédiatement suivies par celles du policier. À quoi bon être poli face à un homme qui crie « J'ai envie de chier », songea-t-il. Il se dit qu'avec ce genre de questions, on finit fatalement par se demander à quoi sert la politesse.

GAV : acronyme de garde à vue

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