Commissariat central de Lyon Bureau du commandant Vinet 29 août - 17:00

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Tout le jour durant, le commandant Vinet avait mis la dernière main au dossier qu'elle allait envoyer au juge avec l'aide de Grégoire. Elle voulait le familiariser aux procédures à suivre. Elle savait, pour l'avoir plusieurs fois entendu, que ses collègues étaient rebutés par cette paperasserie. Pour elle au contraire, c'était l'occasion d'imprimer des listes dont elle pouvait cocher chaque ligne, de contrôler chaque pièce qui serait versée au dossier. À présent, le tableau magnétique formait un puzzle complet. La dernière pièce, la plus importante, avait été posée lorsque Vinet, sous les yeux de Pavier, avait inscrit le vrai nom de la commanditaire. Auparavant, elle avait tracé un trait entre le cercle qui portait l'inscription « cadre métallique » et le cercle « Katy Presle/Feller ». En légende, elle avait inscrit « Trace de sang, ADN ».

Pavier parcourut une dernière fois les minutes de l'interrogatoire de Katy Presle. Le souvenir de ces heures douloureuses lui fut désagréable. Tel un orage qui se serait gorgé d'eau pendant bien trop longtemps, Katy Presle avait offert le désastreux spectacle de son propre délitement. À chaque instant, on pouvait voir la raison de la malheureuse décliner. Comme un bateau qui coule, elle sombrait funestement dans la folie. Vinet et lui s'étaient mués en sauveteurs ayant pour mission de recueillir la vérité avant qu'elle ne soit définitivement perdue. Katy raconta tout et chacune de ses paroles la délivrait en même temps qu'elle l'éloignait de la raison.

Elle révéla tout ce qui s'était passé entre elle et le professeur Pavlof. Après qu'il eut refusé ses avances, elle l'avait publiquement accusé de viol, mais son plan fut contrecarré par les maudits journalistes en herbe du lycée. Elle parla ensuite de sa mère qui se prostituait, de son horrible dégoût des hommes, de sa soif de vengeance, de ses séjours en hôpital psychiatrique. Elle raconta avec une emphase un peu surréaliste sa rencontre inespérée avec John. Lorsqu'il l'avait renversée, elle avait réellement perdu la mémoire. Cela dura un certain temps, mais peu à peu, son passé commença à la rattraper. Elle n'en voulait plus maintenant que le présent lui souriait enfin. Chaque fois que Katy Presle pointait son nez, la future madame Feller la rejetait aussi loin qu'elle le pouvait. Elle pensait pouvoir gagner cette guerre pour ainsi dire fratricide, mais un jour John, qui s'était jusqu'alors merveilleusement conduit avec elle, voulut lui faire l'amour. Katy Feller était consentante et en avait même envie, mais Katy Presle en était mortifiée. L'image de l'homme satisfait de lui qui, pour quelques misérables billets, avait joui de sa mère et avait posé sur elle ce regard abject lui était revenue en mémoire. L'écœurement et le dégoût l'étouffaient, mais elle se tut et se laissa violer avec la complicité de Katy Feller.

À partir de ce jour, Katy Presle prit de plus en plus de place et disputa à Katy Feller chaque heure de sa vie. Son ancienne existence revint à la surface : l'affaire Pavlof, la dénonciation, l'opprobre qu'on avait jeté sur elle. Elle voulait les punir tous, les Pavlof, Abalon, Daumet. Malgré ses recherches, le professeur de philosophie était introuvable tandis que les journalistes menaient leur vie en pleine lumière. À eux la gloire et la reconnaissance, à elle la honte et la vie recluse. Une haine viscérale s'insinua peu à peu en elle. De ces deux hommes abjects, c'était Abalon qu'elle maudissait le plus. Katy s'abonna à son journal pendant des années, suivit les chroniques mondaines et resta à l'affût du moindre détail qui le concernait. Un jour, elle eut l'idée de l'espionner. Faire appel à une agence était pour elle impensable et, après quelques tâtonnements, elle avait fini par entrer en contact avec un jeune homme qui, moyennant cinq mille euros payés sur un compte moldave, lui avait installé un véritable système d'écoute sur son ordinateur. Elle n'avait qu'à cliquer sur le lien qu'il lui avait envoyé pour voir et entendre ce que disait le journaliste pour peu qu'il se trouvât devant ou à portée de son ordinateur. Durant plus d'un an, elle passa son temps à espionner celui qui, pensait-elle, avait brisé sa vie. La plus grande difficulté fut de ne pas faire naître de soupçons chez John mais la belle Katy Feller y parvint à merveille. Lorsqu'elle eut connaissance du projet d'Abalon, elle mit au point la diabolique machination qui devait le conduire à sa perte. Puisqu'il organisait tout seul sa propre culpabilité, elle n'avait plus qu'à le jeter dans le piège qu'il avait tendu. Lorsque, le seize juin, il proposa à Marilou Lamet de jouer le rôle de la victime, Katy Feller, sous l'emprise de Katy Presle, annonça à son crédule mari qu'elle s'absentait quelques jours pour faire des courses à Lyon. En réalité, son esprit retors et dérangé avait ourdi un terrible plan dans les moindres détails. Elle descendit anonymement dans un hôtel de troisième ordre et se mit en quête d'une marginale pour endosser le plus funeste rôle de son dessein. Sans vergogne et au détour d'une ruelle peu fréquentée, elle étrangla une fille qui avait tout l'air d'une droguée. Après l'avoir transportée dans l'entrepôt où elle fut plus tard découverte, elle coupa une mèche de ses cheveux et brûla son corps à l'aide de plusieurs bidons d'essence achetés dans différentes stations-service. Ce ne fut qu'un jeu d'enfant de déposer quelques cheveux dans la chambre qu'avait louée le journaliste. Katy avait fait ses aveux d'un air las et détaché. Son esprit oscillait sans doute entre les deux Katy si bien qu'aucune des deux ne semblait affectée par l'horreur de son crime. Pourtant, lorsque le commandant Vinet lui demanda pourquoi on avait retrouvé son ADN sur le cadre photo du bureau, son tourment envahit tout son être au point qu'elle en tremblait. Alors qu'elle s'était introduite dans le bureau d'Abalon pour y imprimer la troisième lettre, la vue de la photo l'avait tout simplement mise hors d'elle. Tentant de se contenir, elle le retourna aussi calmement que possible mais elle s'était coupée sans y faire attention.

***

Tel est le récit de ce virage que j'ai failli manquer. Les psychopathes les plus dangereux rêvent du crime parfait depuis que le crime existe. Avec un meurtre sans cadavre et sans coupable, je pensais avoir réussi là où tout le monde avait échoué. J'ai appris avec l'expérience que la vie sait prendre son temps et, alors que tout vous semble oblitéré, elle peut vous replonger dans votre passé jusqu'à vous y noyer.

Le commandant Vinet est une femme comme je n'en avais jamais rencontré. Sa droiture et sa rigueur sont caricaturales, elle est mal à l'aise avec le monde. Elle a construit autour d'elle des remparts pour survivre dans notre société dont les codes lui seront pour toujours étrangers. Après cette affaire, je l'ai invitée à dîner, j'ai essayé de devenir son ami. Un jour, elle m'a parlé de sa maladie. Elle a forcé ses propres barrières et s'est ouverte à moi. Ça doit être ça pour elle, l'amitié. J'ai lu quantité de livres sur le syndrome d'Asperger. Je sais tout ce qu'il y a à savoir, je sais de quoi elle souffre, comment elle souffre. Je sais et pourtant je ne peux pas me le représenter. Si j'étais à sa place, je ne sais pas si je parviendrais à vivre. Hélène est la femme que j'admire le plus. Je ne regrette rien de ce qui m'est arrivé. Ni la prison, ni le mal fait à Lise, ni le fait d'être passé tout près de la mort. Mes articles ont fait sensation et j'en ai été heureux. Mais ce n'est rien à côté de l'amitié d'Hélène. Grégoire vient d'obtenir sa titularisation. Lui aussi s'est attaché à elle. Ce mot n'aura jamais la même signification pour elle et pour nous, mais la vie d'Hélène a changé : à présent, elle a deux amis.

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⏰ Dernière mise à jour : Aug 09, 2020 ⏰

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