Épilogue

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Helei

Décembre 1877

Le sang gicla de la carotide tranchée. Des gouttelettes d'hémoglobine éclaboussèrent mon visage alors que je remettais mon couteau à sa place. L'Abscondam s'écroula à mes pieds et son liquide biologique noirâtre se répandit sur les pavés usés de Luxembourg.

Je me baissai pour poser ma main sur la poitrine de la créature. Le pouvoir de l'Abscondam glissa de sa peau jusqu'à la mienne et se répandit dans mes veines. Il tatoua mon dos, y laissant un dessin abstrait et gonflé. Cette puissance étrangère glaça mes artères alors qu'une désagréable chaleur se déversait en moi. J'inspirai profondément avant de détourner le regard du corps et de rechercher Valéry.

L'Ombre avait disparu dans les ténèbres des ruelles exiguës. Les jambes courbaturées, je me relevai. Un léger brouillard avait envahi la rue, recouvrant le cadavre qui gisait sur les pavés. Un bruit s'éleva de la brume. Il se répéta, se rapprocha de moi. Une canne frappait le sol à un rythme régulier.

Un chapeau haute-forme, duquel s'échappait une mèche de cheveux blancs, se dessina dans le brouillard. Mon coeur rata un battement alors qu'un parfum si familier emplissait l'atmosphère. Des souvenirs surgirent et je revis ses prunelles argentées auréolées de pourpre. Mes mains se mirent à trembler alors que je repoussais l'espoir qui naissait en moi.

C'était tout simplement impossible. Son corps avait été mis en terre peu après son décès, j'avais assisté à son enterrement. Après de longues semaines, j'avais accepté sa disparition et m'étais recueilli plusieurs fois sur sa sépulture. Méphisto était belle et bien mort.

Alors pourquoi me précipitai-je à la suite de cette silhouette fantomatique ? La brume s'épaissit davantage et un vent froid cingla mon visage. Le bruit de la canne s'éloignait, se fit plus léger avant de presque disparaitre. Je me mis à courir plus vite, allongeant mes foulées. Mes poumons brûlaient et semblaient ne plus absorber l'oxygène. Un douleur point scinda mon côté, coupant le peu de souffle qui me restait. 

Je continuai de courir, forçant mon corps au delà de ses limites. La silhouette s'éloigna de la grande rue et s'enfonça dans les tréfonds de la ville. Les ténèbres de la ruelle se refermèrent derrière moi, m'emprisonnant derrière l'inconnu. Il s'arrêta brusquement. Le bruit de ses bottes et de sa canne cessèrent, laissant place au lourd silence de la nuit.

Je me figeai. L'homme se retourna sans un mot, un étrange sourire étirait ses lèvres. Son aura violacée s'imprégna d'argent alors qu'il ôtait son chapeau, révélant ses cheveux blancs immaculés. Ma gorge se serra si fort que j'en eus mal. Mes paupières ne cessaient de cligner, ébahi par cette illusion. Le spectre qui avait pris possession de ce corps sourit.

— Bonsoir, Helei.

Cette voix si familière me fit frissonner. Le vent souffla davantage alors que je reculais d'un pas. Je secouai plusieurs fois la tête, me pinçai même le dos de la même. La douleur ne me tira pas de ce songe, je ne rêvais pas. L'homme me détailla quelques instants avant de remettre son haute-forme. Après un dernier regard, il se détourna et s'enfonça dans le brouillard de la ruelle.

Reprenant mes esprits, je courus pour rattraper l'Ombre. Mais lorsque je déboulai dans la rue attenante, la brume s'était évaporée, emportant avec elle la silhouette. Le vent était tombé. Je parcourus le boulevard et les toits du regard, mais tout avait disparu. L'illusion s'était dissipée.

Ma tête se mit à tourner alors que je revoyais cette silhouette si familière, si réelle. Il était mort, j'avais vu la lueur de vie s'éteindre dans son regard. Une étrange sensation saisit ma poitrine et je sentis le goût de la bile se répandre dans ma bouche. Je me raclai la gorge, essayant de défaire le noeud qui l'emprisonnait. Le tremblement de mes mains s'intensifia et je sursautai lorsqu'une main se posa sur mon épaule.

— Helei ? Qu'est-ce que tu fais ici ?

La voix de Valéry me ramena un tant soit peu à la réalité. Je clignai des paupières essayant de repousser le malaise qui me saisissait. L'inquiétude dans les prunelles de mon mentor fit taire ma propre angoisse. Je fermai les yeux avant de lui sourire.

— J'ai cru qu'un Abscondam s'était caché ici.

L'inquiétude quitta les prunelles de Valéry. J'inspirai profondément, ce qui relâcha la tension de ma poitrine. Les tressaillements qui agitaient mes mains se calmèrent et le goût de la bile s'estompa lorsque j'avalais. Les morts décidaient de rester dans leur monde et de s'éloigner de celui des vivants. Mais certains n'hésitaient pas à franchir le passage entre les deux mondes. L'élu n'appartenait à aucune de ces réalités. Il était à la fois la vie et la mort réunies.

Valéry posa à nouveau sa main sur mon épaule, me tirant de mes réflexions. Je hochai de la tête et le suivis hors de la ruelle après avoir jeté un dernier regard derrière moi. Sur les pavés abimés, j'abandonnai un chapeau haut-de-forme noir.

 Sur les pavés abimés, j'abandonnai un chapeau haut-de-forme noir

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L'Ombre du LuxembourgOù les histoires vivent. Découvrez maintenant