Helei
Décembre 1876
La nuit reprenait ses droits, plongeant l'imposant monastère dans ses froids ténèbres. La lune, seule phare dans ce manteau de noirceur, revêtait l'aspect d'un disque d'argent, guidant les voyageurs égarés dans les étroites ruelles de Luxembourg. Blanchissant les tuiles, parfois cassées, des toits, la neige continuait de tomber. Les dernières chandelles des couloirs étaient soufflées par les clercs tandis que le vent sifflait sous les portes fermées.
Je guettais, l'oreille tendue, le mouvement de chaque occupant. Le silence régnait et seuls quelques craquements, le bois des meubles qui travaillait, rompait ce calme. Tout l'après-midi, les paroles du professeur Daergos m'avaient hanté. Elles tournaient en boucle, me rappelant inlassablement que j'étais différent, un monstre comme lui. Dès que je fermais les paupières, la vision de ses prunelles carmin, de ses dents jaunies et du poison noircissant ses veines, me revenait. Je gardais donc les yeux ouverts, fixant le plafond, un noeud obstruant ma gorge.
Le souffle d'Eddy, calme et apaisé, me tapait sur les nerfs, m'empêchant d'écouter attentivement les bruits du monastère. Lorsque le clocher m'indiqua 21h30, je me redressai dans mon lit et m'approchai à petits pas de la porte. La perspective de revoir Enia m'avait tenu éveillé. J'aurais voulu la rejoindre plus tôt, juste après la discussion avec le professeur Daergos, mais frère Gaël m'avait retenu, insistant pour me parler. Il me laissa partir de l'étude à l'heure du couvre-feu, à 20h00.
La jeune femme me manquait, je n'avais pas l'habitude de la délaisser, même pour une soirée. Elle était mon lien avec l'extérieur, mon fil d'Ariane. La seule personne que j'aimais et qui me maintenait hors du calvaire de ce monastère. Elle était celle qui me faisait découvrir la vie.
Le hululement d'un hiboux me fit sursauter. J'imposai une main sur ma poitrine, essayant de calmer les battements effrénés de mon coeur et de me rassurer. D'un pas rapide, je traversai les couloirs envahis par la nuit. La statue de Saint Willibrord, patron du Grand duché de Luxembourg, apparut enfin. Elle surplombait le couloir, surveillant les fantômes qui passaient devant elle. Les gravures et détails sculptés lui conférait une allure de mortel, elle semblait s'animer lorsque les rayons de la lune frappaient la pierre. Ses yeux, pourtant vides de vitalité, paraissaient me juger, comme si elle n'approuvait pas mes actes.
Je détournai le regard de son visage figé, inspectant le couloir. Il n'y avait personne, pas d'âmes vivantes en ces lieux. Prudemment, j'appuyai sur la croix gravée de la Bible, portée par les mains de Saint Willibrord. Un sentiment d'insécurité et d'appréhension pressait ma poitrine, me poussant à me détendre sir je voulais oxygéner mes poumons. Même après trois ans, cette sensation si étrange ne me quittait pas. Elle me rappelait ainsi les risques que je prenais en sortant du monastère.
Le crissement sourd de la dalle, soutenant le Saint, contre le sol de pierre me vrilla les tympans. Je jetai frénétiquement un coup d'oeil de chaque côté du couloir, vérifiant que j'étais toujours seul. La partie de la dalle dépassait les pieds du Saint, grignotant d'un mètre la largeur du couloir, avait coulissé sur le côté. Une ouverture béante remplaçait désormais une partie de la stèle. Sans perdre de temps, je me glissai dans le couloir, nouvellement apparu, et abaissai la poignée qui se trouvait sur ma droite. Accrochée contre la paroi du couloir, elle activa le mécanisme capable de déplacer le bloc de pierre. Les marches de l'escalier et le passage furent progressivement engloutis par les ténèbres, me plongeant dans le noir total.
Privé des rayons de lune et de ma vue, j'écartai légèrement les bras pour trouver l'appui du mur. Sous mes mains, la pierre me paraissait froide, humide, presque mouillée par endroit. Près de moi, j'entendais de l'eau goutter à un rythme régulier. Se brisant sur le sol, les perles d'eau alimentaient de petites flaques dans lesquelles je marchais. À tâtons, j'avançai tranquillement dans l'escalier aux marches irrégulières.
Ma gorge s'était serrée, obstruée par un noeud. Je n'aimais pas l'étroitesse de ce couloir, je me sentais prisonnier, emmuré par la pierre et les ténèbres. Je n'avais pourtant pas le choix, ce passage était ma seule échappatoire. L'odeur rance de moisissure assaillait mes narines à mesure que j'avançais. Je plissai le nez, essayant de me soustraire à ce calvaire. Mais rien n'y fit, je continuais de sentir cette immondice.
Au bout de quelques minutes, qui me parurent durer une éternité, un faible halo de lumière blanche éclaira le sol humide. J'accélérai le rythme et poussai la porte qui se présentait. L'odeur du bois remplaça celle de moisissure et j'aspirai à grosses goulées. En forme de dôme, l'endroit dans lequel je me trouvais sentais, en plus du bois, le vin. J'étais dans un tonneau vide.
Je poussai le deuxième panneau et un souffle d'air frais vint caresser mon visage. Le bruit de verres qui s'entrechoquaient et les rires de clients complètement ivres me parvinrent, me faisant sourire. Je retirai ma soutane, dévoilant la chemise blanche et le pantalon de lin que j'avais passé au préalable. Un léger fumet parvint à mes narines, et mon ventre se manifesta, les repas du monastère n'étaient pas très nourrissants.
Sans perdre plus de temps, je pris la direction de la salle, quittant le cellier. Lorsque j'ouvris la porte, une douce chaleur vint m'envelopper, me réchauffant après la traversée du souterrain. Les clients, ayant beaucoup bu, ne se posèrent pas de questions sur ma subite apparition. Bien au contraire, habitués à mes visites, ils me saluèrent convenablement avant de retourner à leur beuverie.
D'un oeil brillant, j'observai le délicieux chaos qui régnait dans cette salle. Certaines personnes dansaient sur les tables ou sur les planches de bois. Des musiciens jouaient un air entrainant, incitant les gens à laisser leur mauvaise humeur dehors. Au centre de cette agitation, je repérai l'une des serveuses qui évitait agilement les mouvements des danseurs.
— Helei ! Mon garçon, comment vas-tu ? Je ne t'ai pas vu hier soir ?
La voix de Carlos, le père d'Enia et tenancier de cette auberge, s'éleva dans le vacarme, suffisamment fort pour que je l'entende. Il me souriait derrière le comptoir et m'invita à le rejoindre, faisant glisser un verre dans ma direction. Sa barbe de trois jours cachait une partie de son visage, mais n'atténuait pas cet air accueillant qui me plaisait tant. Après avoir passé un coup de torchon sur le plan de travail, il replaça le morceau de tissu à sa ceinture.
— Je n'ai pas pu sortir, les frères étaient particulièrement vigilants, me justifiai-je.
— Toujours aussi ennuyeux à ce que je vois.
Je lui adressai un faible sourire alors qu'il désignait les cernes sous mes yeux.
— Encore une année à tenir et tu pourras nous rejoindre ici.
Mon sourire s'agrandit. Carlos m'avait promis une place de travail dans son auberge après ma sortie du monastère, me savoir proche de sa fille adorée le rassurait. Je ne pouvais que lui être reconnaissant de ce qu'il faisait pour moi. Il aurait pu me dénoncer aux moines, mais il n'évoquait jamais le sujet de la religion avec moi, il savait que c'était un sujet délicat.
Alors que j'échangeais des paroles anodines avec Carlos, deux mains masquèrent mes yeux, me plongeant dans une semi-obscurité. Mon coeur loupa un battement alors que mon assaillante me murmurait à l'oreille.
— Ne m'aurais-tu pas oubliée hier soir ?
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L'Ombre du Luxembourg
ParanormalEnfermé depuis son treizième anniversaire dans un monastère, Helei laisse le temps passer tout en servant des sourires polis aux moines. Sage et attentif, il dissimule son activité nocturne derrière son air angélique. Chaque nuit, il emprunte un sou...