Helei
Décembre 1876
J'avais si faim que mon ventre m'en faisait presque mal. Le révérend m'avait privé de repas jusqu'au lendemain et la pomme du professeur Daergos me paraissait déjà lointaine. Eddy n'avait rien remarqué de mon absence, mais ma mine pâle ne lui échappait pas. Il me jetait sans cesse des regards inquiets auxquels je répondais par un bref sourire.
La matinée me parut interminable. Le révérend me suivait de ses yeux sévères. Mon corps était toujours douloureux et la brûlure lacérait encore le bas de mon dos. À force, je m'y habituerais. L'aura violacée du professeur Daergos restait figée dans mon esprit, il m'avait sauvé la vie. Pourquoi me mentirait-il ? Je devais lui parler. Son cours serait mon seul moment de répit.
Comme toujours, notre nouvel enseignant était bien apprêté. La fatigue avait disparu de son visage. Ses cheveux, toujours tressés depuis ce matin, dansaient dans son dos tandis qu'il avançait vers son bureau. J'avais du mal à le regarder. Cet homme détenait la vérité sur mon identité, sur le monstre que j'étais.
Le cours se passa dans le silence, seul le professeur Daergos parlait. Lorsque la cloche sonna, signifiant la fin de ce cours, les élèves sortirent rapidement, me laissant seul avec l'enseignant.
— Comment vas-tu ? me demanda-t-il.
— Pas mieux que ce matin...
Je détournai la tête alors que mon ventre se serrait. Y imposant la main, je me forçai à le questionner. L'arrivée de frère Gaël m'en empêcha. Les mains croisées dans les manches de sa soutane, il me sourit en guise de bonjour avant de lancer un regard inquiet vers le professeur Daergos.
— Helei, peux-tu venir avec moi ? Le frère Daniel aimerait te parler. Venez aussi, professeur Daergos.
Je ne protestai pas et suivis frère Gaël au travers des couloirs du monastère. Les pierres qui composaient les murs me paraissaient sombres, comme si le feu les avait brûlées. Les fenêtres laissaient apparaitre le ciel couvert de nuages noirs. Les branches d'un arbre, couvert de neige, frappaient les carreaux. La porte qui menait à la chambre de frère Daniel surplombait le couloir et s'imposait à quiconque voulant poursuivre son chemin. Frère Gaël marqua une pause et échangea un regard avec le professeur Daergos avant d'ouvrir le panneau de bois.
L'odeur de la mort s'en échappa et je sus qu'en entrant dans cette chambre, mon destin changerait à jamais. Mon coeur battait légèrement plus fort et je me sentis apaisé lorsque le professeur Daergos posa sa main sur mon épaule. Les rideaux de la pièce étaient fermés, nous plongeant dans une douce pénombre. Autour du lit de frère Daniel, des chandelles brûlaient, éclairant le malade. Son visage ressemblait à un masque de cire et ses joues s'étaient creusées. Ses bras, délicatement posés sur le duvet, semblaient décharnés, comme s'il avait jeuné plusieurs mois d'affilés. Des ombres dansaient sur la peau livide et un sentiment de tristesse m'accabla. Je m'agenouillai à côté du lit tandis que frère Gaël faisait un signe de croix. Discrètement, le professeur Daergos se mit en retrait.
— Helei, mon petit, tu es venu.
La voix du frère Daniel n'était qu'un murmure enroué. Il tourna lentement la tête vers moi. Ses yeux vitreux ne semblaient plus me voir. Il posa sa main sur mon front tandis que je fermais les paupières.
— Je suis là.
— Si je t'ai fait appelé, c'est que j'ai des révélations à te faire.
Suite à ces mots, il se mit à tousser et sa respiration se fit sifflante.
— Gaël et Méphisto ont dû te parler des Ombres. Tu fais partie des leurs, Helei. N'aies pas honte de tes origines. C'est une fierté d'être une Ombre.
Il se remit à tousser et son visage sembla se creuser davantage. J'esquissai un regard vers le professeur Daergos. Celui-ci gardait les yeux baissés sur ses bras croisés.
— Les Ombres sont des guerriers. Ils débarrassent le monde des Abscondams.
— Les Abscondams ? demandai-je.
— Ce sont des créatures maléfiques. Leurs veines sont remplies de poison, les rendant noires. Elles s'attaquent aux innocents sans défenses. Les Ombres sont là pour les combattre et les empêcher de nuire.
Sa voix se fit plus douce, moins forte. Il reprit son souffle avant de continuer.
— Tu renfermes en ton âme une puissance qui surpassera celle de Méphisto. Si elle t'échappe, tu y laisserais ta vie. Helei, promets-le moi, accepte qui tu es.
— Je vous le promets, frère Daniel.
— Me voilà rassuré, je peux quitter cette terre le coeur tranquille.
Sa main retomba sur le lit alors que ses yeux vitrés se troublèrent définitivement, éteignant la petite flamme qui les avait animés. J'écarquillai les yeux, la gorge nouée, les larmes franchissant la barrière de mes yeux. Mon sang se glaça tandis que je réalisais la venue de la Faucheuse. Un sanglot déchira la pièce et je fondis en larmes lorsque frère Gaël ferma les yeux du mort. Une main se posa sur mon épaule. Méphisto. Je me relevai, les jambes en coton et étreignis l'homme aux longs cheveux. Il se figea mais finit par m'entourer de ses bras.
Je continuais de pleurer, imbibant sa chemise blanche de larmes salées. L'enseignant posa une main sur l'arrière de ma tête et me serra davantage, tout en me murmurant des mots réconfortants. Frère Gaël nous demanda de sortir et, après une dernière prière, nous laissâmes frère Daniel dans sa dernière demeure. Le silence régnait, je n'osais pas adresser la parole au professeur Daergos.
— Je suis content que tu acceptes ton identité, malgré la perte de frère Daniel.
— Vous le connaissiez bien ?
— Plutôt oui. Peut-être n'est-ce pas le bon moment pour en parler ?
Je regardai son profil aux traits fins. Sa mâchoire s'était crispée. Lui aussi réprimait sa tristesse. Je saisis son poignet et demandai, suppliai presque, la voix emplie de sanglots :
— S'il vous plait, ne m'abandonnez pas, professeur. J'ai besoin de vous. Je connais rien à mon pouvoir, je ne l'ai jamais ressenti.
Ses sourcils se haussèrent de surprise et, après quelques secondes d'hésitation, il posa ses mains sur mes épaules.
— Je ne t'abandonnerai pas, Helei. Je t'enseignerai tout ce que tu as à savoir sur les Ombres et sur leurs pouvoirs. En attendant, allons nous reposer avant le repas de ce soir.
Le trajet jusqu'à ma chambre fut flou, mes larmes et mon état émotionnel troublaient ma vue. Je ne cessais de repenser à frère Daniel et la tristesse me submergeait à nouveau. Eddy m'attendait de pieds fermes et me serra dans ses bras, tout en lançant un regard reconnaissant au professeur Daergos. Celui-ci me laissa en compagnie de mon ami et s'éloigna.
— Au fait, Helei, commença-t-il. Appelle-moi Méphisto, nous gagnerons du temps.
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L'Ombre du Luxembourg
ParanormalEnfermé depuis son treizième anniversaire dans un monastère, Helei laisse le temps passer tout en servant des sourires polis aux moines. Sage et attentif, il dissimule son activité nocturne derrière son air angélique. Chaque nuit, il emprunte un sou...