Chapitre 21

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Helei

Décembre 1876

Le regard du duc, si avide, me terrifia. Des frissons ne tardèrent pas à piquer ma peau et je me carrai davantage dans mon siège. Le plat déposé devant moi, une viande coûteuse, me répugnait, je n'y touchai pas. Valéry avait quitté le manoir peu avant le repas du soir, me laissant seul face à ce vautour. Je déglutis alors que des domestiques débarrassaient la table. Evangeline, assise en face de moi, à la place attitrée de Méphisto, m'adressa un resplendissant sourire, bien que teinté de tristesse.

— Votre entrainement s'est-il bien déroulé ? s'enquit le duc.

— Très bien, je vous remercie.

Le rictus qu'il m'adressa m'irrita. De légers picotements courraient sur le bout de mes doigts et le long de mes poignets. Mon pouvoir semblait manifester ma tension. Je m'efforçai de faire bonne figure.

— Votre pouvoir ne cesse de grandir, vous serez bientôt apte à remplir votre divine mission, poursuivit-il en découpant un bout de son parfait glacé.

Tout mon corps se figea. Je restai un instant pétrifié, sentant le sang quitter mon visage. Mes mains étaient assaillies de fourmillements, je peinais à fermer les doigts. Les paroles du duc firent monter en moi une angoisse sourde, ce genre de panique que je ne savais pas contrôler. Je me levai brusquement, faisant basculer ma chaise. Elle percuta le tapis dans un choc tonitruant.

— Veuillez m'excuser.

Je claquai la porte derrière moi sans vraiment m'en rendre compte. Je n'avais qu'une seule idée en tête : trouver Méphisto. Lui seul pourrait m'éclairer sur la mission divine de l'élu. Si je ne trouvais aucune réponse auprès de lui, la bibliothèque des d'Antraigues me les fournirait.

Les couloirs défilaient sans que je ne sache réellement où j'allais. Mon esprit n'enregistrait pas ce que je voyais. Tout me paraissait flou. Alors que j'atteignais les escaliers menant au premier étage, une voix me héla.

— Helei ! Attends !

Le doux timbre d'Evangeline me semblait étrangement rauque. Ses yeux clairs reflétaient l'angoisse qui habitait la jeune femme. Son visage était livide, comme si une maladie incurable la rongeait. J'aurais voulu partir, m'isoler, mais mon instinct me poussa vers Evangeline. Elle me saisit la main et m'incita à redescendre les quelques marches que j'avais escaladées. Les jambes flageolantes, je m'assis sur le marbre. J'appuyai mon dos contre la rambarde, encore déboussolé par les mots du duc.

La mission de l'élu était-elle si dure ? Je ne savais pas comment faire pour refermer cette brèche, ni quels moyens employer. Y avait-il un rituel spécifique ? Des paroles précises à prononcer ? Je ne m'en étais pas inquiété auparavant, Méphisto avait toujours su répondre à mes questions. Cette mission divine me paraissait désormais primordiale.

— Je suis désolée pour le comportement de mon père, déclara simplement Evangeline.

— Pourquoi est-il tant intéressé par mon pouvoir ?

La duchesse garda le silence un instant tout en me fixant dans le blanc des yeux. Je distinguai une sorte de tristesse dans ses prunelles bleues. Je ne baissai pas le regard. Elle finit par répondre.

— Il espère simplement que ta divine mission se passera bien. Il tient à la sécurité de la congrégation et des hommes.

L'Ombre du LuxembourgOù les histoires vivent. Découvrez maintenant