Chapitre 2

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Helei

Décembre 1876

À côté de l'église, une salle avait été édifiée pour nos cours. Des pupitres en bois trônaient de chaque côté de la pièce et faisaient face à celui du professeur, surélevé sur une petite estrade. Les murs, toujours de pierre, obscurcissaient l'intérieur, la rendant pareille à une prison.

Comme à mon habitude, je m'assis derrière une table au centre de la pièce. Mes yeux me picotaient, probablement à cause du manque de sommeil. Mes rêves, presque inexistants depuis que j'étais arrivé dans ce monastère, se troublaient. Perturbés par un symbole inconnu, ils me plongeaient dans un état léthargique. Je n'osais plus fermer l'oeil, de peur que ce symbole, trempé de sang, ne réapparaisse. Je revoyais ces mains, maculées d'hémoglobine laissant tomber un parchemin. Le décor restait flou, comme volontairement brouillé. L'homme finissait avalé par les ténèbres et je me réveillais, tremblant et désappointé.

Eddy me donna un coup de coude et je clignai des paupières, essayant d'éloigner le sommeil qui voulait m'emporter à mon insu. Mon ami inclina la tête, comme pour me demander si j'allais bien. Opinant du chef, je reportai mon attention sur le manteau blanc, que j'apercevais à travers la fenêtre, reposant sur les détails gravés du toit de l'église.

La porte de la salle s'ouvrit brusquement, me faisant presque sursauter. Une silhouette longiligne se tenait, statique, dans le chambranle de bois au côté d'un frère dont le nom m'échappait. Vêtu d'un long manteau noir, l'homme avança, le pommeau en argent de sa canne dans la main. Le religieux qui l'accompagnait referma le panneau de bois. Le visage de l'inconnu était en partie masqué par un chapeau haut de forme sombre, ne laissant apparaitre qu'un menton blême.

Le silence régnait dans la pièce alors que le supposé nouveau professeur rejoignait son bureau d'un pas lent, sa canne frappant à rythme régulier la pierre. La posant sur le pupitre, l'homme enleva son manteau, qu'il jeta sur la chaise, révélant une chemise blanche remontée au coude et surmontée d'un gilet bleu nuit. Tous mes camarades retenaient leur souffle, de peur de faire un faux pas.

L'homme finit par retirer son chapeau laissant dégringoler dans son dos une tresse de cheveux noirs. Il écarta quelques mèches qui voilaient ses yeux perçants. Ses prunelles grises balayèrent la classe et l'iris noir, auréolée d'un bordeaux profond, me subjugua. Un sourire étirait ses lèvres pâles. Son visage fin et ses cheveux me rappelaient une femme, loin de l'idée de virilité que dégageait sa silhouette élancée. Il s'assit sur son bureau, nous faisant face, son aimable sourire nous incitant à l'imiter.

— Eh bien, que dire en premier ?

Sa voix, si douce, avait quelque chose de rassurant. Je comprenais mieux comment il avait réussi à entrer dans ce monastère. À son annulaire, brillait un anneau, une chevalière pour être exact. Le reflet disparut lorsqu'il se leva, prenant la direction du tableau, sur lequel il écrivit son nom.

— Je m'appelle Méphisto Daergos, annonça-t-il simplement.

Ce nom me tira de ma contemplation, brisant l'illusion qu'avait crée l'apparence de l'homme. Un élève, assis devant, osa prendre la parole sans qu'on ne la lui accorde.

— Est-ce vraiment Méphisto votre nom ? Ou bien est-ce...

— Je ne m'appelle pas Méphistophélès si c'est ce que tu veux savoir. Le révérend ne m'aurait jamais laissé entrer si c'était le cas.

M.Daergos esquissa un clin d'oeil et un sourire poli. Méphistophélès, l'un des sept princes des Enfers. En effet, les religieux ne l'auraient pas laissé entrer. Détournant notre attention de son nom, il traça une question sur le tableau.

— L'amour est inévitablement lié à la mort. Qu'en pensez-vous, chers élèves ?

J'échangeai un regard curieux avec Eddy. Qu'était-il en train de faire ? Et la morale rituelle ? Il ne semblait pas s'en soucier et désigna quelqu'un au hasard.

— Pensez-vous que cet énoncé est vrai ?

— Je ne sais pas, peut-être. Comment peut-on définir l'amour ?

Aucun de nous ne pouvait y répondre, nous ne savions pas ce qu'était l'amour, les religieux nous déshumanisaient. L'amour de Dieu, qu'était-ce donc ? Je l'ignorais et je ne voulais pas le savoir. Mon esprit pensa à Enia, elle seule aurait pu me faire connaitre l'amour, mais ce n'était pas le cas. Le soi-disant péché charnel nous unissait. Isoler des adolescents en phase de ressentir des émotions était un moyen cruel de les formater.

Voyant que personne ne semblait prêt à répondre, le professeur passa devant son bureau et s'y appuya. Ses cheveux tombèrent sur le panneau de bois et s'y froissèrent, un son très inhabituel pour des étudiants qui avait des cheveux courts.

— Bonne question, comment définir l'amour. L'homme se pose cette question depuis la nuit des temps. Nous nous concentrerons aujourd'hui sur une littérature contemporaine. Remarquez donc que c'est un thème retranscrit par les écrivains, et les légendes, à chaque époque. Roméo et Juliette se sont aimés passionnément, Tristan et Iseut également. Et savez-vous ce qui caractérise leur amour ?

Il marqua une pause, plongeant son regard bicolore dans les yeux des plus attentifs.

— Leur amour a perduré à travers la mort. Aucun des deux amants n'a survécu au décès de l'autre. De plus, leur amour était interdit, impossible. Après ces deux exemples, n'êtes-vous pas enclins à penser que l'amour est inévitablement lié à la mort ?

— Mais d'autres couples de la littérature ont fini heureux, Monsieur.

— Peut-être, avez-vous un exemple ?

L'élève secoua la tête alors que M.Daergos souriait. Il finit par reprendre un exemple, celui de madame Bovary écrit par Flaubert. L'amour ne lui avait pas réussi, à elle aussi. Alors que le professeur continuait d'épiloguer sur l'amour impossible et sur le lien privilégié qu'entretenaient les amants, je me laissai emporter par sa voix. J'attendais qu'il évoque l'amour de Dieu, après tout, nous étions dans un monastère. L'évocation ne vint jamais, la religion et l'amour du Divin ne semblaient pas importer à cet homme. La cloche de l'église résonna, coupa le discours passionnant de M.Daergos.

— Eh bien, à demain.

Concluant son cours sur cette note, il nous laissa sortir. Je restai assis un instant, l'observant du coin de l'oeil. Cet homme m'intriguait, il avait quelque chose de peu commun, une nimbe de puissance et de bienveillance l'auréolait. Son apparence si délicate mettait chaque élève en confiance. Pourtant, son regard laissait apparaitre la signification de son titre de prince des Enfers, il avait quelque chose de funèbre.

 Pourtant, son regard laissait apparaitre la signification de son titre de prince des Enfers, il avait quelque chose de funèbre

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L'Ombre du LuxembourgOù les histoires vivent. Découvrez maintenant