Chapitre 20

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Helei

Décembre 1876

Ma tête heurta violemment le sol. Une décharge explosa à l'arrière de mon crâne. Je restai un instant allongé sur le tapis tandis que David secouait la tête.

— Tu ne survivras pas longtemps si tu restes aussi faible, lança-t-il.

Saisi de vertiges, je me relevai, essayant de ne pas vaciller. Le garde du corps me fixait de ses prunelles gelées. Comme toujours en sa présence, j'étais mal à l'aise. Mes gestes maladroits semblaient l'exaspérer. La douceur et la compréhension de Méphisto me manquaient. Je n'avais pas revu mon mentor depuis notre mission commune, trois jours s'étaient écoulés. La culpabilité et le remord me rongeaient. J'aurais tant voulu lui parler, lui demander pardon, mais l'homme était devenu une véritable ombre, invisible à mes yeux.

Après l'avoir mordu, une sensation anormale s'était logée derrière mon front, comme une présence à la fois étrangère et familière. Depuis, le turquoise de mes flammes s'estompait et s'approchait de l'argenté. Le symbole de l'eau prenait lui aussi cette teinte proche de l'argent. Tout mon corps avait ressenti cet imperceptible changement. Une puissance nouvelle coulait dans mes artères, faisant palpiter mon coeur.

Je sentais ce pouvoir pulser sous ma peau, comme si elle voulait s'échapper de moi. Pourtant, ce regain de puissance ne me rendait pas plus fort. Face à David, qui n'était pas une Ombre, je ne valais rien. Il me terrassait en un coup de poing. Sans Méphisto, il ne restait que lui pour m'entrainer, du moins c'est ce qu'avait estimé le duc. Sa manière de décider ne me plaisait pas du tout, mais je n'avais pas mon mot à dire.

Sans discuter davantage, je suivis David et nous rejoignîmes la salle à manger pour le déjeuner. Méphisto ne prenait plus part aux repas, c'est à peine si j'apercevais ses longs cheveux noirs au détour d'un couloir. À nouveau, je sentis la morsure de la culpabilité déchirer ma poitrine.

Alors que je franchissais la porte à double battante la voix de frère Gaël s'éleva. Son intonation paraissait particulièrement enjouée, ce qui éveilla ma curiosité. Prudent, je jetai un coup d'oeil à David ; il avait disparu. Haussant les épaules, je m'approchai du religieux. Il n'était pas seul, mais accompagné d'un homme.

Une Ombre, sans le moindre doute. Un halo violacé l'entourait, faisant miroiter sa puissance. Il posa sur moi un regard foncé qui, selon la lumière, me semblait anthracite ou bleu nuit. Je ne saurais dire laquelle de ces couleurs était exacte. Ces énigmatiques prunelles étaient voilées par des mèches noires. Certaines, blanches, captaient la lumière et obscurcissaient cette chevelure corbeau. Une cicatrice en forme de croissant de lune barrait sa tempe et sa pommette. Elle formait une tâche claire sur cette peau mate. Un éclair doré dansait sur l'arrête de son nez et dans son cou, il provenait d'un anneau à son oreille.

Un manteau beige cintrait son corps et tombait sur ses bottes militaires. Debout sur le pas de la porte, je détaillais cet homme comme je l'avais souvent fait avec Méphisto. Malgré toute ma volonté, je ne parvins pas à détacher mes yeux de cette Ombre. Il avait lui aussi cette aura de puissance, ce regard déterminé, confiant et ce charme venu des ténèbres. Mon esprit et mon corps ne me répondaient plus, j'étais figé dans une contemplation plutôt malsaine.

— Bonjour, Helei.

La voix de frère Gaël me tira de ma léthargie. Je clignai plusieurs fois des yeux avant de sourire.

— Bonjour, frère Gaël.

Il m'offrit un regard resplendissant de bienveillance. Ce regard qui m'avait tant réconforté durant mes années au monastère. Ses yeux clairs étaient une bougie nous éclairant dans les ténèbres.

L'Ombre du LuxembourgOù les histoires vivent. Découvrez maintenant