Épilogue

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Point de vue de Robin


J'essayai de me concentrer sur le carburateur entre mes mains. J'avais acheté il y a quelques semaines une vieille Chevrolet rouge à Harry, le maraîcher propriétaire d'une ferme au-dessus d'Aston. Elle pourrissait au fond de son garage depuis des lustres.

Installé dans la remise, je l'avais intégralement démontée durant l'hiver, et il ne me restait plus que quelques heures de travail dessus. Il faudrait encore refaire la peinture et quelques retouches de carrosserie, mais elle serait bientôt comme neuve.

Cela dit, pour aujourd'hui, ma tâche s'avérait bien plus difficile que d'habitude. La vue ne cessait de me déconcentrer. Non pas celle que j'apercevais par la fenêtre — je m'étais habitué depuis longtemps au panorama sur le fond de la vallée que j'avais sous les yeux depuis mon enfance — mais celle qui m'apparaissait dans le jardin, à travers la porte ouverte.

La journée était exceptionnellement chaude pour la saison. Le printemps avait commencé depuis quelques jours seulement, mais le temps était doux et agréable. Les températures allaient rechuter pour la fin de la semaine, et Alex profitait allégrement des rayons du soleil. Elle s'était installée sur une serviette, un livre entre les mains. Sur le ventre, ses jambes battant l'air de façon aléatoire, elle avait revêtu un short en jean qui me laissait tout le loisir d'admirer son corps fuselé. Depuis sa première transformation, les longues sorties dans les montagnes l'avaient musclé, et les courbes que je distinguais nettement malgré la distance qui nous séparait attiraient trop mon attention pour le travail que j'essayais d'effectuer.

Je poussai un profond soupir, me secouai la tête et replongeai sous le capot. Les tâches manuelles m'occupaient l'esprit habituellement. Mais aujourd'hui, j'avais d'autres choses en tête. Chaque centimètre carré de sa peau nue semblait m'appeler.

Le printemps était une période particulière dans les montagnes. La neige ayant déjà bien fondu, les cours d'eau étaient déchainés. Un grondement sourd me parvenait du fond de la vallée. Pendant quelques mois, les oreilles des loups-garous étaient au repos. L'eau rugissante couvrait tout. En temps normal, le moindre craquement de brindilles, le moindre son attirait notre attention. Mais à cette période de l'année était la plus propice à une vie humaine. Et nous en profitions, surtout avec les évènements de l'hiver. Le week-end prochain, nous allions faire la descente de la rivière en kayak avec toute la meute. J'avais hâte, c'était une tradition que nous attendions tous avec impatience.

Malgré moi, je regrettai que Matt ne soit pas là pour y participer. Mais c'était peut-être un mal pour un bien. Je n'étais pas certain de ma réaction lorsqu'il remettrait un pied dans la vallée. Ne pas le sentir dans le lien de meute me perturbait. Il donnait de temps en temps de ses nouvelles à James, mais ne précisait pas où il se trouvait, ni s'il serait bientôt de retour. Pour un alpha, ne pas savoir où sont les membres de son clan est frustrant, voire désarmant.

Je ne voulais pas trop penser à ce qu'il s'était passé. J'étais conscient que ma réaction avait été trop violente, comme d'habitude. En temps normal, je serais peut-être resté sur ma position, je n'aurais jamais réfléchi à ce que ça impliquait vraiment. Mais avec Alex à mes côtés, la sérénité et la compassion qu'elle envoyait pas vague dans mon esprit me poussait à me remettre en question. Malgré ça, j'y voyais clair dans son petit jeu. Elle voulait le bien de la meute. Et pour l'obtenir, il fallait à tout prix que je pardonne à Matt sa trahison.

Encore une fois, je me demandai si j'aurais réagi différemment s'il me l'avait avoué tout de suite. Je n'en étais pas certain. Jenny était ma sœur et je n'étais pas encore fait à l'idée qu'elle puisse avoir une vie amoureuse. Elle était si jeune... Et certains hommes étaient si... Je m'ôtais cette idée de la tête. Alex avait raison, Matt était sans doute l'homme le plus respectueux que je connaisse. Je ne lui avais d'ailleurs pas connu beaucoup d'aventures. Mais ça me dérangeait, sans que je sache vraiment pourquoi. Enfin, j'avais toujours voulu imaginer qu'une fois adulte, elle resterait loin des loups-garous. Je pensais naïvement qu'elle allait se trouver quelqu'un que j'aurais pu mettre au sol d'une simple claque sur la tête. Mais c'était sans compter la Reconnaissance. Au final, ça ne surprenait guère. Ma mère et mon père s'étaient Reconnus, et avec ce qu'on avait découvert sur les sorcières, on savait que l'une comme l'autre elles devaient en faire partit. D'ailleurs, on était presque certains que Jenny descendait des visionnaires. Elle avait toujours, avec ses colères et sa présence, eu beaucoup d'influences sur les gens. Sur moi y compris, à entendre Alex.


Je jetai un rapide coup d'œil par la porte ouverte. Un petit pli était apparu entre ses sourcils. Son livre la captivait. Je sentais même l'angoisse et l'urgence qui commençait à la gagner. Je suivis des yeux son pied qui se balançait légèrement dans l'air et me raclai la gorge. Heureusement que la meute était dans une période paisible, car mes pensées étaient souvent accaparées par l'odeur de sa peau ou par la nuit qui nous attendait.

Notre séjour chez Damian était prévu pour dans quelques semaines. Je savais qu'à ce moment-là, mon esprit serait uniquement concentré sur notre but. C'était la force de la Reconnaissance : notre lien s'adaptait constamment à la situation. J'espérai que ça n'attirerait pas trop les curieux. En temps normal, notre meute était déjà l'une des plus puissantes, même si elle n'était pas la plus grande. Et la meute de la Vallée de l'Aube avait toujours été l'une des plus respectées, génération après génération. Avec la Reconnaissance en plus, nous devions être enviés. Sans compter la transformation d'Alex. Heureusement, nous avions gardé le silence sur les capacités supplémentaires qu'elle nous apportait.

Mais ce n'était pas ça qui la rendait exceptionnelle à mes yeux. C'était la bienveillance qui l'habitait. Elle prenait soin de s'intéresser à chacun des membres de la meute, comme si elle en avait toujours fait partie. Sa bonté n'avait d'égale que sa gentillesse. Même si la Reconnaissance n'avait pas agi, je n'aurais pas pu résister à son charme. Elle paraissait si fragile, lors de notre première rencontre au milieu de la forêt. Si frêle. Mais à l'inverse, ses yeux témoignaient d'une force et d'une certitude que je n'avais jamais rencontrées, malgré le voile de tristesse qui les recouvrait. Je devais l'aider, être à ses côtés. C'était plus fort que moi. Elle égayait mon quotidien bien plus que n'importe qui, elle était ma moitié. Et c'était sans compter que jamais je n'aurais imaginé trouver une femme qui adore fendre du bois à la hache. Au souvenir des moments de complicité que l'on partageait au quotidien, je ne pus m'empêcher de sourire. Maintenant qu'elle avait repris un peu de vigueur, elle était toujours chaleureuse, toujours positive, même les jours où j'en étais incapable.

Bon, la mécanique, c'était vraiment peine perdue pour aujourd'hui. J'essuyai mes mains sur un tissu qui traînait, et me dirigeai vers l'objet de mon attention. Par réflexe, je lui signalai mon arrivée à travers notre lien, pour ne pas qu'elle sursaute au cas où elle ne m'aurait pas entendu. Elle ne quitta pas son ouvrage des yeux et ses jambes continuèrent leur ballet aérien. Mon loup s'agita, et je m'efforçai de l'apaiser. Je me plantai devant elle. Mon ombre semblait gigantesque à côté de sa taille ridicule.


— Alors ? lui demandai-je en désignant son livre du menton.


Mon père avait dû se rendre à Lacvil pour visiter des appartements pour la rentrée scolaire avec Jenny. J'en avais profité pour lui faire une liste de quelques ouvrages dont Alex m'avait parlé afin de lui offrir.

Elle me fit patienter quelques secondes puis referma le livre. Alors qu'elle remarqua que je n'avais pas pris la peine d'enfiler un t-shirt, son cœur s'emballa, et je ne pus réprimer mon sourire. Je lui faisais toujours autant d'effet qu'elle m'en faisait.


— Il est très bien, j'ai hâte de connaître la fin.


Ses yeux marron, aussi chauds que le soleil d'aujourd'hui, plongèrent dans les miens et son sourire s'élargit. Moi qui n'avais jamais vraiment cru en l'amour, et encore moins au coup de foudre, je devais me rendre à l'évidence. Tout ce qui nous liait — la Reconnaissance, notre attirance, notre désir, notre confiance l'un envers l'autre — grandissait de jour en jour. Et si j'étais sûr d'une chose au milieu de toutes les interrogations qu'était mon existence, c'est que j'avais trouvé la femme de ma vie.

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