Chapitre 13

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Que devais-je faire ? M'éclipser, prétendre ne pas me sentir bien et retourner à l'hôtel ? Ou savourer cette soirée comme si rien ne s'était jamais passé ?

Je savais ce que Guillaume et Axel voudraient : que je reste, que je profite pleinement de ma jeunesse. C'était leur façon d'être à eux, toujours s'amuser, ne pas se préoccuper des problèmes, vivre sa vie intensément. Mais sans eux, tout était plus difficile. Ils étaient mon équilibre, ils m'inspiraient. Maintenant que je me retrouvais seule, il n'y avait plus personne pour m'encourager et pour me donner le sourire.

Mes idées étaient floues, sans doute à cause des quelques verres et de l'ambiance bruyante du bar.

Robin revint vers nous, je lui tendis les fléchettes.

— Reprends ta place. Matt a raison, je suis vraiment nulle à ce jeu.

Quand il me frôla la main pour les récupérer, une douce chaleur se diffusa dans tout mon corps. Je la retirai brusquement pour me préserver des frissons qui accompagnaient cette sensation.

— Matt n'a pas besoin de toi pour perdre, il est très mauvais.

Tout le monde s'esclaffa et l'intéressé feignit d'être outré. Il essayait de se défendre tant bien que mal. Leurs chamailleries m'arrachèrent un sourire sincère.

Leur relation était plus qu'amicale, presque fraternelle. Je sentais que quelque chose de plus profond les liait. Ils devaient être aussi au courant que Robin de ce qui se cachait dans les montagnes. Ils formaient une étrange fraternité, un clan. Voilà pourquoi il accordait tant d'importance à ses proches.

La partie s'acheva par une victoire écrasante de leur équipe, qui avait miraculeusement rattrapé tout leur retard. Le dernier arrivé avait mis presque tout au milieu de la cible. Les autres raillaient, affirmant que ça ne se serait pas passé comme ça s'il avait bu autant de verres qu'eux.

Bizarrement, chacun d'eux cherchait son approbation. Pourtant, il s'efforçait de ne pas être au centre de l'attention, de ne pas se mettre en avant. Depuis que je le connaissais, à aucun moment il ne m'avait paru être quelqu'un qui aimait attirer les regards. Au contraire, il me semblait parfois vouloir s'isoler, être à l'écart.

Lors de la dernière soirée que l'on avait passée ensemble, il m'avait parlé de ses « responsabilités ». Pour une raison ou une autre, il devait apparemment prendre soin de ses « amis ». Mais quel était son rôle ? Était-il une sorte de leader ? Formaient-ils réellement une sorte de clan ? Tout cela était lié, les loups, ce groupe d'hommes, j'en étais certaine à présent. Un secret les unissait, et il semblait ronger Robin de l'intérieur.

Il était condamné à rester dans son cercle, avec ceux qui étaient dans la confidence. Chaque nouvelle rencontre qu'il faisait était une personne de plus à qui il devait mentir. Et il en souffrait, il ne pouvait laisser personne entrer dans sa vie.

— Tu arrives à atteindre le haut des rayons au supermarché ? me demandait maintenant Conor avec un sourire moqueur.

— Sans déconner, je ne suis pas sûre que tu sois beaucoup plus haute que le comptoir, dit Matt en posant son coude sur le haut de mon crâne pour comparer.

J'étais coincée sur une banquette entre ces deux molosses, et apparemment, ma taille était la blague de l'année. Pas étonnant, j'étais ridicule à côté d'eux.

Je frappai vigoureusement son épaule pour le faire taire, et dissimulai la douleur dans mes doigts derrière un sourire. Ces abrutis arrivaient à me faire rire, et ça faisait bien longtemps que ça ne m'était pas arrivé.

Robin était assis en face, et semblait beaucoup s'amuser de la situation. Malgré l'inconfort dans lequel je me trouvais, je me sentais bien, telle que j'étais auparavant, légère.

La mémoire me revint. Les voix que j'avais entendues lorsqu'il m'avait découvert dans les bois. C'était celles de Matt et des autres. Alors, ils savaient qui j'étais. Ce n'était sans doute pas par hasard qu'ils étaient venus me voir plus tôt dans la soirée.

À force de rire, la chaleur inondait mon visage, il était grand temps que je prenne l'air. Je m'excusai et enfilai ma veste en me dirigeant vers la sortie. À peine eu-je atteint la porte qu'une main apparue devant moi pour me l'ouvrir. Robin me laissa passer et nous sortîmes dans la nuit glacée.

Nous nous arrêtâmes à quelques mètres de l'entrée, près de l'angle de « Chez Ed ». La pluie persistait, même si elle était un peu moins battante maintenant. Les Montagnes Ruisselantes portaient décidément bien leur nom.

Je rabattis ma capuche et m'appuyai contre le mur en espérant rester au sec. Robin, lui, ne paraissait même pas avoir remarqué le temps qu'il faisait.

— Tu n'as vraiment jamais froid ? lui demandé-je, suspicieuse.

— Jamais.

— Ça a un rapport avec toutes tes bizarreries ?

— Alexia... Est-ce qu'on pourrait essayer d'éviter le sujet ?

— Alors à toi de lancer les conversations, je ne sais pas les thèmes que j'ai le droit d'aborder ou non.

Il me fuit mon regard, peiné. Malgré moi, je lui en voulais. Pour une fois, j'aurais aimé que ma vie soit simple, ne pas connaître de déception. Qu'il puisse me sortir de ma détresse, au moins le temps de mon séjour ici. Mais il faut croire que je n'étais pas digne de répit.

— Je suis désolée Robin, je sais que je suis injuste envers toi. Tu as l'honnêteté de ne pas me mentir, et ça compte beaucoup pour moi. Mais je commence à en avoir un peu marre que le destin s'acharne, ça me rend aigrie, repris-je en maugréant.

— Tu n'as pas à t'excuser. Tout est de ma faute.

Ces yeux sombres fixaient maintenant les miens, j'avais l'impression que mes jambes allaient me lâcher. Il reprit.

— Tu te sens mieux ?

— Oui ça va, ce n'était qu'un simple rhume, pas de quoi s'inquiéter.

Il se passa la main sur le visage en soupirant. Il réunissait tout son courage pour s'exprimer.

— Écoute Alexia, je sais que je me répète, mais laisse-moi une chance de te faire oublier tout ça, pour le peu de temps que tu vas passer ici. Je vois bien que quelque chose de très dur s'est produit dans ta vie. Pour quelques jours, fais-moi confiance. Je ne te demandais rien en retour, passer du temps avec toi est tout ce que je souhaite. Accepte de t'affranchir de ta peine. Vis la vie que tu mérites, pas celle que tu t'imposes, juste quelques instants. Ce soir, tu es tellement différente... La femme enjouée, drôle, que tu enfermes à l'intérieur de toi mérite de vivre elle aussi. Accorde-toi une pause, je t'en prie.

Pendant sa tirade, j'avais retenu ma respiration. Comment se faisait-il que malgré mon indépendance, je sois aussi sensible à ce que cet homme me disait ? Je sentais mes yeux me brûler. J'avais la sensation que la carapace que je m'étais laborieusement construite se fissurait petit à petit depuis que j'étais arrivée ici. Je n'étais pas certaine d'être assez forte pour résister à Robin. Mais après tout, c'était peut-être le moment d'arrêter mon cerveau, et d'écouter plutôt mon cœur. Nous pouvions passer du temps ensemble. Quand je partirai, quand je serai loin, nous nous souviendrons avec nostalgie de ces quelques jours tous les deux. Nous serions deux amis qui ont profité d'un instant de répit, une parenthèse dans nos existences si compliquées. Je ravalai mes larmes.

Peut-être que ma mère avait raison. Je ne pouvais pas rester seule toute ma vie. Je ne sue pas si c'est elle ou l'alcool qui me poussa à répondre.

— Je nous donne deux semaines. Deux semaines pour nous faire oublier à tous les deux temporairement ce que l'on vit, comme si on prenait des vacances. On passe du temps ensemble, je fais mes photos, et ensuite je m'en irais. Même si je suis persuadée que l'on recule pour mieux sauter, visiblement, on a besoin l'un de l'autre, je ne saurais pas trop expliquer pourquoi. Alors c'est d'accord, vivons dans l'inconscience du lendemain, juste pour cette fois.

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