PROLOGUE

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Maman, qu'est-ce que tu fais ?

   Je reviens brusquement à la réalité, surprise par la voix de mon fils Guillaume. Je tente de me ressaisir rapidement. Qu-que s'est-il passé ? À croire que j'ai été absente de mon propre corps pendant une durée indéterminée. C'est impossible, c'est même insensé à la limite. Je suis toute déboussolée, je peine à comprendre ce qui se passe. Où suis-je ?
     
   Un couteau de cuisine est posée à quelques pas de moi. L'horloge fixé sur le mur indique onze heures et demi du soir. Tout semble calme dans la maison. Je balaie du regard l'ensemble de la pièce avant de finalement reposer les yeux sur moi-même. Je commence peu à peu à me reprendre. En suis-je vraiment arrivée là ? Comment ? Pourquoi ?

   J'ai toujours été la fille docile et sage. Celle qui n'outrepassait jamais les règles, l'idée ne lui en était d'ailleurs jamais venue.  Mes parents m'ont prénommé Isadora. Enfin je dis <<mes parents>> mais c'est en fait ma mère qui m'a prénommé ainsi. Je n'ai jamais su pourquoi. Mon père n'avait rien eu à redire à ce sujet.

   À l'inverse du modèle familial classique où le père est celui qui donne des ordres, l'autorité suprême qui dirige tout, chez nous c'était ma mère qui décidait puis consultait mon père. Lui ne se plaignait pas de cette situation qui ne l'a même jamais dérangé. Il laissait ma mère choisir de tout en ce qui me concernait. J'étais donc une fierté pour ma mère qui voyait s'accomplir l'éducation stricte et sans faille, qu'elle avait toujours voulu inculquée à sa progéniture.

  J'étais l'enfant unique de mes parents, née de la seule grossesse qui n'aie pas échoué, à mon avis. Je représentais pour mes géniteurs, particulièrement ma mère, le pion sur quoi on avait tout misé. L'enfant qu'il fallait <<dresser fermement>> comme on me l'avait laissé entendre un jour.
    
   J'aurais pu comme beaucoup de filles de mon époque, la puberté arrivée, me révolter et exprimer mon désaccord. Dans mon établissement secondaire, on les reconnaissait facilement ces filles là. Celles là qui avaient brisé les codes. Celles là qui se voulaient de futures révolutionnistes. Celles là qui parlaient librement de leurs complexes, de leurs blessures. Elles étaient tantôt mal vues par les uns, tantôt admirées par les autres.

   J'aurais pu moi aussi faire partie des leurs ; j'en avais la possibilité mais, non. Je ne l'ai pas fait parce que mon plus gros complexe c'était ma mère. Elle m'aurait sans doute <<puni>> si jamais elle avait appris, que j'avais songé dans un moment de faiblesse, à enfreindre les règles du silence.

    Les punitions de ma mère étaient, sans exagération, vraiment redoutables. Du genre à vous laisser des séquelles indélébiles, encrées en vous de façon définitive, que vous gardez toute votre vie.
 
    En comparaison à mon père, qui se contentait de me réprimander ou de me battre à coups de ceinture, les colères de ma mère étaient froides et sa mauvaise humeur n'en était que plus palpable. Elle ne haussait pas le ton, ça non. Les voisins auraient pu entendre, qu'en aurait on dit ?

Ma mère accordait beaucoup trop d'importance à l'idée que les autres se faisaient d'elle pour tâcher ainsi la réputation qu'elle s'était créée. Ses crises étaient d'une violence à glacer le sang. Mais pas d'une violence physique que l'on ressent dans sa chair. Ma mère n'adhèrait pas à ce genre de méthode.

   Dans une pièce située au bout du deuxième corridor de la maison, une sorte de chambre quasi vide servant de grenier que j'avais fini par appeller << la pièce maudite >>, ma mère m'enfermait pendant des heures, lumière éteinte. Elle me laissait là, seule, entourée de quelques rats.

     J'avais beau crié, pleuré, la supplié de me laisser sortir, prié le bon Dieu et tous les anges du ciel, ma mère n'en avait cure. Elle quittait cette partie de la maison et la vie continuait normalement comme si de rien n'était.

    J'avais espéré à un moment que mon père s'opposerait à une telle cruauté. J'avais cru qu'il prendrait ma défense, tenterait de faire comprendre à ma mère à quel point ses réactions pouvaient être extrêmes et disproportionnées. Je l'avais imaginé ouvrir la porte au bout de quelques minutes, me prenant dans ses bras en me consolant ; mais rien. Mon père n'a jamais rien fait. À croire qu'il était absent à chaque fois que ma mère me punissait ainsi. Il ne disait pas mot, n'approuvait pas mais ne désapprouvait pas non plus. Il ne faisait rien, tout simplement. J'avais fini par m'y habituer.

    Le principe était simple : la gravité de la punition déterminait la durée à passer dans la pièce maudite. J'avais donc intérêt à être irréprochable, car la simple mention de ce grenier me figeait sur place. Ces heures passées dans cet espace insalubre sont les pires de mon existence, et pourtant j'en ai vécu des choses.

     Alors j'avais accepté, m'étais résignée. Je m'étais soumise sans rechigner. Je n'étais au contrôle de rien dans ma vie. Ma mère décidait et j'acquiescais. Mais toutes ces choses préliminaires, elle les faisait machinalement, parce que c'était son devoir. Comme si je n'étais pas sa fille, mais un enfant à sa charge. Un enfant qui n'avait rien à redire.
 
  J'étais toujours seule et silencieuse dans mon coin. Dans mes souvenirs, on me traitait tout le temps à l'école de bizarre, de trop sérieuse, trop ennuyeuse. Aux récréations, j'étais toujours recluse, occupée à lire, à griffonner n'importe quoi sur du papier, ou à me ronger compulsivement les ongles.

Je n'avais pas d'amis, je n'en avais jamais eu. C'était au fond, un vrai soulagement pour moi, j'avais toujours voulu passer inaperçue et ça avait toujours été le cas. Au moins une chose de positif.

Parce qu'en fait dès que les autres remarquent ne serait-ce que votre existence, ils tentent de la détailler, la décortiquer et essaient d'y trouver un sens en vous observant. Je déteste ça. J'ai d'ailleurs toujours détesté que les gens autour de moi tentent de donner un sens à ma vie, tentent de jouer au psychologue avec leurs regards se voulant sympathiques, et pourtant remplis de pitié.
    
  Pourquoi est ce que je me raconte tout ça ? Pourquoi est ce que le comportement de ma mère est ce qui me revient en premier lorsque je pense à mon existence ? Peut-être parce qu'elle en a toujours été le centre, le nœud, la clé. Adossée sur le mur du salon, je me dis que si je dois me rappeler de cette longue histoire qu'est ma vie, c'est par là que je dois commencer.

Les Tréfonds de L'âme Où les histoires vivent. Découvrez maintenant