XXX-3 : Les voies de la Lumière

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Lune d'Oriale, forêt neelhanaise, deux jours plus tard

La tête de Dalen s'appuya contre le tronc d'un arbre, sans pour autant interrompre son interminable surveillance. Stakis, au contraire, ronflait déjà à la faveur de la lune ; même le garde bleu fermait ses paupières.

Seule la magicienne, assise en tailleur, depuis plusieurs heures, conservait les yeux grand ouverts, à la manière d'une poupée maudite, immobile en apparence, mais prête à bondir égorger la première négligence.

La Shawnienne se massa les tempes, sans pour autant dévier son regard. La tension des derniers jours, le manque de sommeil accumulaient sa propre fatigue. Pas une seule fois, elle n'avait relâché son attention, elle n'avait pas laissé la moindre opportunité à la magicienne.

Lorsque l'aurore rosirait le ciel, sonnerait le glas de son ultimatum. Et cette pensée la réconfortait, quelle que pût être l'issue. Elle serait enfin débarrassée de cette insupportable gamine, cette errance absurde prendrait fin. Et s'ils ne retrouvaient pas Gathor, le Maître, lui, finirait bien par revenir à eux.

Un hululement traversa la fraîcheur nocturne, une brise insistante secoua les feuilles enténébrées. Une brume léthargique absorba sa tête. Aussitôt, elle se redressa dans une décharge d'adrénaline. Aussi reposant qu'apparût l'instant, elle devait rester éveillée, ou le paierait de sa vie.

La magicienne restait immobile, à se demander si elle était encore vivante. Qu'avait-elle d'humain, si ce n'était cette apparence ingénue ? L'instinct de Dalen criait au monstre en embuscade. Elle se revoyait dans les jungles d'Indan, épiée par les yeux, les crocs de milliers de prédateurs. Elle revivait le frisson de la chasse, la lutte pour la survie, jusqu'à la première erreur de l'animal.

La victoire revenait parfois au plus fort, mais toujours au plus fourbe. L'homme n'avait pas de griffes, mais avait forgé des épées. L'homme ne crachait pas de feu, mais avait dompté les éléments, jusqu'à briser les atomes. Et, fort d'un pouvoir sans cesse grandissant qui, un jour, ferait de lui l'égal d'un dieu, il avait imposé sa loi sur tous les mondes connus. Il édictait ses propres règles, remplaçait les luttes loyales par d'inéluctables pièges.

À la fin, peu importaient les moyens, seule comptait la victoire. Avec le temps, pourtant, certains l'oubliaient. Arrivés au sommet de la Création, ils s'avachissaient dans le confort de leurs vies rangées et, comme effrayés par leur propre pouvoir, invoquaient de nouvelles lois pour renier leur propre nature.

Des existences de poussière, que balaierait la tempête. Au premier coup de feu, Zyx s'effondrerait. Seuls resteraient les véritables prédateurs, ceux que le sang n'effraie pas. Les Voyageurs, les Itinérants, ces apôtres de la Guerre.

Et ceux qui, depuis toujours, se croyaient intouchables, les dieux, l'Ombre et la Lumière. Quelle serait leur réaction, quelle serait leur expression lorsque viendrait leur chute ?

« C'est bientôt l'heure. »

L'assertion de la magicienne brisa le cours sanglant de ses pensées. Dalen n'espérait même plus de réponse, n'attendait plus que de pouvoir enfin reprendre sa chasse.

« Stakis ! On y va ! » cria-t-elle, ses yeux toujours amarrés à la magicienne.

Le Zyssien se releva dans un bâillement, pour la suivre comme un louveteau. Ou un chiot. Userait-il un jour des mêmes crocs prédateurs ou se cantonnerait-il à la servilité d'une existence domestique ?

« Laissez repartir Néphyle, ordonna Ignis, c'est notre accord.

— Oui, et toi, tu viens toujours avec nous », grogna Dalen

Qu'elle profite de l'instant, car cet ordre serait le dernier. Déjà, Stakis coupait les liens ; la blessée recula de quelques mètres, intimée par l'ordre silencieux du pistolet de Dalen.

« Je tiendrai ma promesse, lui lança la magicienne. Je deviendrai maître et je reviendrai. »

L'armure bleue la salua de son dernier bras valide. Dalen s'impatienta, une main sur l'inhibiteur, l'autre sur la gâchette.

« Combien de temps encore ? »

Les yeux verts clignèrent.

« Quelques secondes. Dix. Neuf. Huit. Sept. Six. Cinq. Quatre. Trois. Deux. Un. »

Ils avancèrent tous trois d'un même pas. Une bourrasque glaciale poignarda leurs membres, des brassées de neige s'écrasèrent sur leurs visages.

Par réflexe, Dalen actionna l'inhibiteur.

« Wouaaah ! C'est super froid ! »

Les glapissements de Stakis couvrirent à peine le mugissement de la tempête. La magicienne avait cru bon d'omettre ces détails climatiques. Elle plissa les yeux. Déjà, la petite silhouette se glissait derrière la violence du manteau blanc.

La Shawnienne redressa son fusil.

« Dalen ? Qu'est-ce que tu fais ? »

Le bras de Stakis dévia le tir. Le tonnerre cingla. Quelques pétales écarlates s'envolèrent, aussitôt recouverts de blanc.

« On avait donné notre parole, rappela Stakis, on... »

Elle le fit taire d'un coup de crosse au visage. Le jeune homme ne tenait ni du loup ni du chien, seulement du parfait imbécile. Cette purée de pois interdisait toute visibilité, la silhouette avait disparu. Si elle l'avait touchée, impossible de s'assurer de son sort, maintenant.

« On avait promis », chouina le Zyssien.

Furieuse, elle l'attrapa par le col. Le jeune homme tremblait, les éclats blancs s'accumulaient sur sa peau rougie.

« Dans quel monde crois-tu vivre, crétin ? Il y a seulement ceux qui tuent et ceux qui meurent ! Tu crois peut-être qu'elle aurait hésité, elle ? Elle t'aurait éclaté à la tête à la première occasion !

— Gathor, grelotta Stakis, Gathor n'aurait pas...

— Gathor n'est pas là ! S'il avait voulu que j'agisse autrement, il me l'aurait dit !

— Je...

— La ferme ! Tu t'expliqueras avec Gathor si ça t'amuse, dès qu'on l'aura retrouvé ! »

Elle le jeta à terre. Depuis le tout début, Gathor sacrifiait des vies pour l'avenir meilleur qu'il prophétisait. C'était le principe même d'une guerre, sinon, autant s'agenouiller dans l'instant, vivre en esclave pour le restant de ses jours. Une vie ne changeait rien, ne revêtait pas la moindre importance et, dans ce monde de faux-semblants et de trahisons, seuls les idiots offraient de la valeur aux serments.

Toute sa vie, elle avait refusé de s'agenouiller, à la seule exception de Gathor. Elle avait arraché au sang sa liberté, jeté au feu les oripeaux décadents des sociétés modernes. Et, enfin, après des années d'attente, la chasse reprenait.


Les Présages des angesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant