Une personne ne meurt que si on l'oublie !
À Kenadsa, dans cette ville houillère à la porte du désert algérien, le voisinage, le vieux Ksar, les Blanates, le Pourigny, la gare, ou même les nouveaux quartiers, je suis certaine qu'à une certaine époque, femmes, hommes et enfants ont connu cet homme. Les plus âgés ne l'ont toujours pas oublié et se rappellent encore aujourd'hui des soins qu'il leur a prodigués, à eux ou jadis à leurs parents.
Je suppose aussi que les moins jeunes connaissent le dispensaire actuel sous le nom de "Sbitar Abderrahmane el Fermelli" sans savoir exactement d'où vient ce nom. Les plus âgés peuvent les éclairer et surtout leur relater des faits à partir de témoignages vécus.
Cet homme est mon père : Bakhtaoui Abderrahmane, dit "Abderrahmane el Fermelli".
Car les siens, les vrais Kenadsiens, n'ont pas attendu que ce dispensaire soit officiellement baptisé de son nom. Ils l'ont toujours appelé "Sbitar Abderrahmane et Fermelli".
Mon père était un autodidacte talentueux dans plusieurs domaines notamment artistique de la musique et du chant, pour parfaire ses connaissances, il a ensuite suivi des cours de solfège auprès de Monsieur Herlandez, un musicien espagnol de grande renommée, ainsi que son ami Kadda.
Il maitrisait plusieurs instruments tels que le piano et la mandoline, mais il avait une affection particulière pour le banjo. Il a fait partie du seul groupe qui existait durant les années 1950 et 1960 à Kenadsa.
Mais c'est à la médecine qu'il a consacré toute sa vie avec passion et dévouement. D'abord pris en charge et formé sous l'aile de Monsieur Roux, médecin lieutenant, il a suivi plusieurs formations. Il fut nommé le 1er juillet 1929 en qualité d'infirmier à l'infirmerie, que l'on appelait alors "dispensaire indigène", où il a poursuivi sa formation. Le 1er janvier 1944, il fut nommé maître infirmier des territoires du sud de l'Algérie par le gouverneur général d'Algérie.
Depuis 1934 jusqu'à sa mort le 30 juin 1978, mon père fut un infirmier notoire de la ville de Kenadsa, soit 49 années de service. Oui, 49 années ! Il a traversé les années de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945) avec toutes les misères et les maladies. Les épidémies terribles et ravageuses, comme la tuberculose et le typhus, étaient répandues surtout dans les classes ouvrières.
Il a été décoré de la médaille d'honneur des épidémies par le directeur du service de santé des territoires du sud et le secrétaire général du gouvernement, puis chevalier d'honneur de la santé publique sur proposition du médecin-chef de l'assistance médicale indigène de Kenadsa. À cette époque, il n'y avait pas de médecin permanent ; un médecin militaire passait une fois par semaine pour compléter ses connaissances et sa formation par des conseils. Mon père devait affronter toutes ces horreurs de plein fouet sans alternative ; lui-même fut atteint de typhus. Il y a encore des anciens qui se rappellent de ces années terribles ; il suffit de les écouter.
Il se joignait aux malades. Son travail ne consistait pas seulement au contact des malades au dispensaire, mais il se rendait également à leur chevet chez eux. Son insertion dans la vie des siens n'était pas uniquement professionnelle. "Abderrahmane el Fermelli" est connu pour sa bonté, son humanité et surtout son altruisme. Volontaire de jour comme de nuit, il était à la fois secouriste, urgentiste, dentiste, et souvent psychologue. Aujourd'hui, certaines de ses anecdotes circulent encore, utilisées pour soigner les malades malgré eux.
Pendant la guerre de libération, son engagement révolutionnaire et ses actions consistant à fournir secrètement des médicaments aux moudjahidines lui ont valu d'être emprisonné et torturé pendant une année entière. Emprisonné en avril 1958 d'abord au CTT puis au Ksar Chedid, il fut libéré début mars 1959. Il en est sorti vivant, mais hélas avec 9 côtes cassées à cause de la torture, dont il a souffert pendant longtemps.
Encore une fois, sa sagesse et son abnégation lui ont dicté une conduite désintéressée. Il a refusé de demander ses droits d'ancien moudjahid. "Fissabil Allah", disait-il, "je n'ai fait que mon devoir".
Après ses 49 ans de service, mon père a atteint ses 65 ans et pouvait enfin prétendre à la retraite. Le destin et la mort en ont décidé autrement. Au terme de ses 49 ans de service, la décision de sa mise à la retraite est arrivée. Hélas, il n'a pu en profiter ne serait-ce qu'un jour.
Au début de l'année 1978, il a eu confirmation définitive de la maladie qui l'affaiblissait de plus en plus. Les médecins lui conseillaient de se reposer pour préserver ses forces, mais il n'en fit rien. En dépit de son état, il s'efforça de maintenir sa conscience professionnelle et son abnégation jusqu'à sa dernière heure. Dans son lit, lorsque son état ne lui permettait plus de se rendre à son travail, les malades lui rendaient visite à la maison, tout en sollicitant ses services.
Je garde un souvenir net de lui, assis, fouillant péniblement le carton posé à côté de son lit. De cette pharmacie de fortune, qui n'était autre qu'un carton posé à côté de son lit, il finissait par remettre un ou deux petits plis à son visiteur souffrant, qui repartait rassuré et jamais bredouille (à cette époque, les médicaments étaient en vrac dans des contenants). C'est ainsi que mon père aura assumé son rôle jusqu'à son dernier jour.
Les siens, les vrais Kenadsiens, n'ont pas attendu que ce dispensaire soit officiellement baptisé de son nom ; ils l'appellent encore "Sbitar Abderrahmane et Fermelli". Dans la ville de Kenadsa, je suppose que tous connaissaient cet homme. Certains le reconnaîtront encore aujourd'hui à travers cette photo de lui. Cet homme est mon père : Bakhtaoui Abderrahmane, dit "Abderrahmane el Fermelli".
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Billets D'évasion
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