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Moral of the Story - Ashe

Victor,
temps présent,
Grand Prix d'Autriche.

Elle est installée quelques tables plus loin, totalement inconsciente de ma présence à à peine dix mètres d'elle. Mon cœur bat plus vite entre mes côtes, tellement que ça m'en fait mal. Je pourrais la toucher si je le voulais. Il ne me suffirait que de quelques pas pour l'atteindre, pour effleurer la douceur de son cou avec mes lèvres. Pour déposer les doigts sur ses épaules délicates.

Puis je l'entraînerais à l'écart, une main posée dans le bas de son dos découvert par sa robe de satin. J'en ferais glisser la bretelle, j'embrasserais chaque parcelle de son corps avec tout l'amour que j'aurais dû lui dispenser. Avec tout l'amour que je ne savais pas éprouver à son égard. Je vourrais mon âme à la tâche, je lui donnerais tout ce qu'elle mérite. Je poserais l'oreille sur son cœur juste pour pouvoir écouter le son de sa vie.

Ce cœur qui ne bat plus pour moi.

L'homme à côté d'elle attire son attention. C'est Hugo. Elle tourne la tête vers lui. Je ne vois pas son visage, mais le tressaillement de ses épaules ne peut me forcer à me fourvoyer plus longtemps. Elle rit à ses blagues. Un picotement atroce semble déchiqueter mon thorax en deux. J'en viens à abhorrer cet homme que je connaissais. Cette jalousie que je ressens, elle n'est que pure paranoïa...

Et puis elle appuie son front au sien. Et ses lèvres, ces lèvres qui un jour n'étaient dédiées qu'à moi, rencontrent celles de ce désormais inconnu.

La haine me consume. Elle ronge mon esprit, ma conscience. Mais plus que la haine, la culpabilité et une douleur intense qui me donnent envie de me tordre en deux sous le coup de la souffrance régentent mon squelette vidé de son sens.

Anita est belle. Elle est même merveilleuse, parée de ce tissu qui épouse son corps élégant qu'elle me consacrait tout entier. J'aimais tant tracer le chemin de ses clavicules du bout du nez. Mais je n'ai pas su voir cette beauté à sa juste valeur, pas assez tôt pour qu'elle ne m'abandonne, non sans m'avoir légué toute l'énergie qu'elle était à même de m'adresser.

Mais Anita n'a pas que ses belles formes pour elle. Non, à côté de ce que renferme son esprit et sa bonté, les apparences ne sont que futilités excentriques, badinages superficiels.

Anita vous donne tout. Pire, elle vous laisse tout prendre, sans rechigner ni émettre aucune complainte, jusqu'à ce que vous la vidiez de toute joie, jusqu'à ce que vous l'épuisiez, jusqu'à ce que ne reste plus d'elle qu'une belle silhouette habillée de rien que de ses regrets.

Anita aime fort. Tellement fort qu'elle s'étouffe avec sa propre passion, qu'elle en oublie de s'apprécier avant tout. Elle veut que vous sachiez qu'elle se jetterait sous un train pour vous, et lorsque vous ignorez tout simplement cette abnégation sans pareil, elle redouble d'efforts. Mais vous restez aveugle. Inconsciemment, à dessein, peu importe. Parce qu'Anita essaiera toujours plus fort. Et si elle ne parvient pas à vous prouver que vous êtes l'être qu'elle chérit du plus profond d'elle-même, après avoir essayé de toutes ses forces, s'être donnée à vous aussi intensément qu'il le lui est permis, vous avoir comblé sous des montagnes de son dévouement, alors seulement, Anita abandonne, dépourvue de toute cette volonté qui faisait d'Anita la meilleure version d'Anita.

Et c'est lorsqu'elle jette l'éponge comme vous avez toujours essayé de lui faire faire, que vous réalisez ce qu'Anita a vraiment donné. Que vous réalisez que sous cette couche d'acquis et d'impassibilité, Anita représente ce que vous avez toujours voulu. Que vous l'aimez à corps perdu, comme un fou que la passion malmène à présent, détruisant votre amour propre et tordant vos entrailles avec pour seul objectif de vous faire souffrir comme jamais personne n'a pu souffrir.

Mais à présent, tout ce que vous pouvez faire, c'est contempler Anita avec un homme qui a su discerner toute cette beauté à temps. Le pire, c'est que vous savez à qui en vouloir ; à personne d'autre que vous-même. Tout ce que vous pouvez faire, c'est endurer en silence, parce qu'une complainte serait malvenue et ne ferait qu'attester de votre mauvaise foi.

Alors vous restez planté dans votre magnifique costume hors de prix, devant un plat onéreux dont vous n'avez même pas envie, sur une chaise aux allures de trône. Mais tout cet attirail ne se fait soudain que parure. Après tout, à quoi bon un trône quand la reine que désire le roi est assise plus loin, aux côtés d'un comte soudain beaucoup plus riche que le souverain ne le sera jamais ? Quand cette reine ne le voit même pas. Ne le voit plus.

J'ai mal, si mal. Ce supplice m'étreint le cœur si fort que je sens une buée affreuse venir malmener ma vision. La bile me monte à la gorge, mais je ne peux détacher le regard de ses lèvres à elle qui effleurent les siennes à lui, tandis qu'il lui murmure d'innommables mots doux sous le couvert des conversations des convives, comme complices de mon malheur.

J'ai peut-être gagné un Grand Prix, j'ai peut-être plus de succès que pratiquement qui que ce soit dans mon domaine, mais mon bonheur se trouve à des années-lumière de là, enfoui sous une couche de vanité épaisse. En fait, non. Mon bonheur, je pourrais le toucher si j'en avais envie. Je pourrais l'étreindre. Il ne se situe qu'à quelques mètres de là. Mais je ne dois pas.

Soudain parcouru d'une bouffée de chaleur intense, je me lève brusquement de table, faisant trembler les couverts et le repas infâme qui me paraît composé de carton. Je m'excuse à peine, balbutiant quelques blêmes mondanités, et trébuche, dodeline, tangue, titube jusqu'aux sanitaires.

Quelle importance, de toute façon ? On croira que j'ai un peu abusé du champagne comme la légende qui vole, brumeuse, autour des champions de Formule 1.

Lorsque je tourne une dernière fois la tête avant de quitter la salle de réception avec l'espoir stupide d'avoir attiré son attention, c'est pour découvrir que sa tête repose sur l'épaule d'Hugo, comme elle tentait toujours de le faire avec moi lorsqu'elle était fatiguée. Sa tête que je faisais mine d'ignorer en me baissant, ou en me penchant vers un convive avec l'affreuse intention de me dérober.

Lui ne se dérobe pas.

Alors je reprends mon chemin, résigné, et rends mon malheur dans la cuvette d'un toilette.

Ce soir, pour la première fois depuis longtemps, je ne veux pas fêter dignement ma victoire, remportée grâce à cette rage de l'avoir perdue, elle.

Je ne veux que son corps contre le mien, et la vitesse pour me consoler.

Speed ; VictorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant