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Wicked Game - Chris Isaak

Victor,
11 mois plus tôt.

— Je ne sais pas, fais comme tu voudras, j'ai juste besoin d'une tenue pour la course de dimanche.

Mon agent, à l'autre bout du fil, acquiesce. Je ne sais même pas pourquoi je lui demande encore son approbation, il dirait amen à la moindre de mes exigences.

— Bien, je la récupérerai sur place.

Je raccroche à peine quand je glisse sur une feuille blanche à la texture grumeleuse. Soudain irrité au possible, je la ramasse et, déjà abîmée dans l'action, la réduis en une boule insignifiante. Exaspéré, je m'assois derrière mon bureau et prends un moment pour me calmer. Cela fait plus d'un mois maintenant que je suis tendu au possible. Je donne étonnamment le change face à mes amis, et surtout face à Anita. Encore que, elle m'aime tellement que sa passion l'en a rendue aveugle. Je regrette que les évènements aient pris cette tournure. Indubitablement, je la blesserai lorsque je la quitterai.

Mais je ne peux pas passer ma vie enchaîné et malheureux à une femme pour qui je n'éprouve qu'une rapide sympathie. Pour me persuader que je ne suis pas un monstre, j'ajoute qu'elle finirait elle aussi par en souffrir. Pris de remords, je ramasse la boule de papier que j'ai jetée un peu plus loin et tente du mieux que je peux de la défroisser. Je souffre de mes propres décisions, pas besoin de la heurter plus que nécessaire dans la démarche. Une pointe douloureuse me fend le cœur quand l'idée d'avoir saboté une pièce d'un de ses projets en cours me vient à l'esprit.

Mais ce n'est que moi. Sous ces traits tracés au crayon de bois ne se dévoile ni ourson attendrissant destiné à un album pour enfants, ni vilain vautour rôdant autour de ses proies. Ce n'est que moi, esquissé avec une précision d'orfèvre. Mon nez, mon sourire, la petite ride qui se forme entre mes sourcils quand le sentiment grisant de victoire me gagne, tout est là, jusqu'au détail du logo de mon écurie, la bouteille de Moët à ma main.

Je n'ai jamais pris la peine d'examiner son travail en précision. J'ai déjà vu les quelques croquis qu'elle destine à l'édition, mais Anita n'est pas du genre à laisser traîner son travail, habituellement. Et je n'ai jamais pris le temps de lui en demander des exemples. Je suis un bien piètre amant, je m'en rends amplement compte, mais je préfère lui faire perdre espoir que briser violemment toutes les illusions qu'elle aurait pu se forger à propos d'un possible avenir en commun.

En bas de la page, sur la droite, se dresse un gradin rempli d'une foule en délire. Et j'aurais pu me sentir flatté, oh que oui j'aurais pu, si seulement il n'y avait pas eu cette jeune fille au regard triste au milieu de supporters en liesse. Dans son regard, son regard qui me transperce même en noir et blanc, Anita me dit qu'elle sait. Mais surtout, qu'elle espère.

— Victor ?

Je sursaute violemment et froisse la feuille dans ma paume, apeuré à l'idée d'être pris en flagrant délit d'espionnage.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

Elle me dévisage avec méfiance, tentant de voir à travers mon air détaché.

— Je voulais juste savoir si tu préférais manger italien ou japonais.

— Japonais.

Elle grimace presque imperceptiblement, m'offre un sourire et quitte le bureau.

Je reprends mon souffle et déplis à nouveau la feuille. Il y a un endroit, sur le papier, ou la matière est gondolée. Un petit cercle, suivi d'un autre plus petit encore. Je les effleure du bout des doigts. Pas besoin d'être un génie pour deviner ce dont il retourne. Ce sont des larmes. Je sais qu'elle m'aimait bien avant que je ne lui demande d'être ma petite amie. Bien avant que je ne le demande d'abord à Lucy, d'ailleurs. Alors la seule conclusion que je tire de ce croquis, c'est qu'elle l'a oublié et qu'il a réchappé de sa pochette. Qu'il est vieux.

Speed ; VictorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant