Dix-sept

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 Comme ordonné, les ambassadeurs étaient tous partis deux jours après la venue de Yann-Elric d'Hafalael. Une dizaine de jours s'étaient écoulées depuis la visite du frère de la reine.

Thémy et la reine regardaient la cour avant, perchés à quelques mètres du sol, sur un balcon en pierre noire. En dessous d'eux, se trouvaient les généraux Baptiste Lyraispaix et Gabriel Young, en face d'une centaine d'hommes en uniforme noir. De nouvelles recrues. De futurs soldats. Des inconnus enrôlés pour la protection du royaume.

C'était le cinquième groupe d'hommes qu'ils voyaient. Depuis quelques jours, les futurs soldats défilaient devant eux, et les généraux radotaient toujours les mêmes mots. Thémy trouvait cela lassant, mais il savait que ce n'était que le début. La reine avait insisté pour qu'ils pussent voir ses prochains soldats malgré tout.

Les futurs soldats leur tournaient le dos – impossible pour eux de voir le visage de tous ces anonymes. Mais leurs silhouettes étaient fines, infantiles. Les paroles de Baptiste Lyraispaix lui revinrent en tête : l'idée d'envoyer des hommes à peine sortis de l'enfance au front le répugnait.

Le masque dégoûté qu'il arborait confirmait le fait que ses confrères ne l'avaient pas écouté.

Les deux généraux parlaient assez fort pour que la reine et son garde du corps pussent les entendre – assez fort pour que le don de la Marionnette en fût inutile. Mais Thémy ne s'intéressait guère à ce qu'ils disaient. C'était toujours les mêmes choses : comme quoi ils étaient courageux de se vouer à la patrie et à leur souveraine, que leur engagement était une preuve d'une grande sagesse, que, à partir d'aujourd'hui, ils étaient des hommes de la reine – de véritables hommes. Ces paroles étaient mutilées par le mensonge, Thémy le savait : le général Gabriel Young avait rendu l'enrôlement de tout homme apte à se battre, à partir de l'âge de quinze ans, obligatoire. Même si la Marionnette avait été créée exclusivement pour servir la souveraine, il ne pouvait s'empêcher de ressentir un certain écœurement face à ce spectacle. L'humain était libre de nature : pourquoi lui infliger une peine pareille, loin de sa famille, de ses semblables ? S'ensuivaient l'organisation de leur quotidien, les heures de repas, la durée des entraînements... la Marionnette poussa un soupir. Une désagréable nostalgie lui vrilla l'estomac.

La reine, elle, ne fit pas le moindre commentaire. Elle examina les hommes au garde-à-vous qui s'alignaient devant ses yeux, des fleurs mornes qui venaient de surgir dans un jardin. Thémy lui jeta un rapide coup d'œil. Que pensait-elle de tout cela ? Trouvait-elle cela légitime, avait-elle donné son approbation devant un recrutement si soudain ? Impossible de le savoir : la reine restait impassible, voire indifférente au spectacle qui se déroulait devant ses yeux baissés.

Soudain, les généraux ordonnèrent sèchement aux hommes de se mettre en mouvement. Ils allaient leur montrer les dortoirs où ils dormiraient à présent. Ils se mouvèrent au pas, tout en se faisant violemment réprimander par les généraux s'ils n'étaient pas au rythme. Enfin, quand ils disparurent de leur champ de vision, la reine se permit de pousser un soupir amer.

— J'en ai vu assez, grogna-t-elle avant de tourner les talons.

Thémy la suivit jusqu'à l'intérieur du château, sans un mot. Ils traversèrent un couloir avec lenteur, sans faire attention aux servantes qui s'inclinaient à leur passage, aux soldats qui se raidissaient quand ils passaient devant eux. La Marionnette avait pris le réflexe de laisser flâner sa main proche de son épée depuis la visite du frère de la reine. Il avait le « au cas où » bien trop facile, ce que la souveraine avait remarqué, et ce qui lui avait laissé échapper un rire jaune.

— La paranoïa de mes généraux vous a-t-elle aussi atteint ? lui avait-elle demandé.

La Marionnette n'avait pas su quoi lui répondre. Sa langue, lourde comme du plomb, avait refusé de formuler ce que son esprit ne faisait que hurler depuis longtemps : la protéger, c'était aussi protéger sa propre vie. L'idée qu'il pouvait lui arriver quelque chose le rendait fou. Thémy s'était alors contenté de baisser légèrement les yeux, et de la suivre à travers le dédale qu'était le château en silence, tel un fantôme innocent qui attisait l'horreur lorsqu'on posait ses yeux sur sa silhouette.

Bad Love Cursed RomanceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant