Chapitre 6 : Get down - 1/2 {Bennett}

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"Say that one true prayer

When that sun goes down

May the force of this river

Be enough that we drown"

Bennett

La main de Ted saisit au vol le poignet de sa fille.

« Tu as déjà vidé la moitié du paquet. Je pense qu'il y en a assez. »

Reposant à contrecœur le sachet de sucre en poudre sur le comptoir, Bennett transporta son chocolat chaud jusqu'à la table de la cuisine. Elle aimait voir la poussière blanche tomber en pluie dans sa tasse et s'accumuler à la surface tel un joli tas de neige. Et contrairement à ce que pouvait bien penser son père – ou pire, sa tante –, il n'y en avait jamais assez. Sa sœur les rejoignit au moment où elle avalait une gorgée de son breuvage et réprimait avec peine une grimace. Fade. Beaucoup trop fade.

« C'est pas vrai, une vraie junkie, se moqua Alyssa en attrapant les céréales. Méfie-toi, l'autre jour Tante Joan a décrété que nous arrêterions d'acheter du sucre tant que tu n'aurais pas appris à réguler ta consommation.

— Tante Joan se mêle beaucoup trop de ce qui ne la concerne en rien. » Son père plaça devant elle une assiette contenant deux pains grillés avant de s'asseoir en face d'elle. « Est-ce qu'elle a appelé ?

— Tiens, voilà que tout à coup on s'intéresse à ce que la vielle Joan peut bien avoir à raconter. »

Son ironie contraignit Bennett à baisser les yeux vers sa tasse. Sous la table, et bien qu'elle fasse preuve d'un effort herculéen pour ne point le montrer, ses jambes ne cessaient de trembler, encore dopées à l'adrénaline de son aventure de la veille. Son sommeil avait été agité. Là-haut, dans sa chambre, gisaient encore sur sa chaise les vêtements qu'elle portait lorsqu'ils avaient rencontré Marco Rodriguez. Des vêtements tachés de son sang à lui.

« Pas du tout, répondit-elle au bout d'un moment avant de changer son fusil d'omoplate et de le pointer vers sa sœur. Où tu étais, hier soir ? Tu n'as pas dormi ici.

— Non, Commissaire Gordon, je n'ai pas dormi ici. J'étais chez une amie. Et Papa tout comme Tante Joan étaient au courant, si c'est ce qui t'inquiète. »

Bennett haussa les épaules. Cela arrivait de plus en plus fréquemment. Elle frappait à la porte de sa sœur au beau milieu de la nuit pour lui raconter le rêve qui l'avait réveillée ou l'idée qui l'empêchait de s'endormir, mais n'y trouvait plus personne. Alyssa partait en vadrouille si souvent qu'il lui semblait parfois qu'elle avait toujours été fille unique. Qu'elle avait inventé de toutes pièces ces souvenirs à deux si chers à son cœur.

Elle se retourna de nouveau vers son père pour ne pas se laisser aller à son humeur maussade. Baissa les armes :

« Alors ? Est-ce que Tante Joan a appelé ? Est-ce qu'elle a dit quoi que ce soit au sujet de Marco Rodriguez ? »

Joan Waller travaillait de nuit à l'hôpital Somerville, comme infirmière. C'était une femme d'une quarantaine d'années aux goûts très élégants, qui portait en permanence ses longs cheveux blonds tressés en couronne sur le dessus de sa tête et qui, selon Bennett, s'attribuait bien des pouvoirs dont elle s'était emparée par la force. Probablement – toujours selon Bennett – en raison de cette maudite couronne dont la vision, chaque matin devant le miroir, avait dû  la convaincre à la longue que coulait effectivement en ses veines un quelconque sang royal.

Joan Marguerite Waller.

Elle avait déboulé dans leur vie au moment exact où sa mère l'avait quittée, s'était installée sous leur toit depuis. Au début, Bennett avait été rassurée par sa présence. C'était la sœur de sa mère, après tout, bien qu'aucun des traits de son visage ne puisse la leur rappeler. Et puis très vite, Joan avait dicté des règles. Ses règles. Tirant profit du fait que leur père, à ce moment-là, n'avait plus été que l'ombre de lui-même. Bennett avait vraiment cru qu'elle partirait. Un jour prochain, un jour peut-être. Quand Joan, un matin de décembre, avait mis le feu à l'un de ses livres parce que Bennett avait eu le malheur de l'emporter à table au moment du dîner, elle l'avait souhaité de toutes ses forces, poings serrés, larmes au bord des yeux. L'avait souhaité avec tant de haine qu'elle aurait presque pu en avoir honte. Aurait en avoir honte. Mais Joan était restée. Au grand dam de l'une comme de l'autre.

« Non, regretta son père, elle n'a pas encore donné de nouvelles. » Il contemplait sa fille avec douceur, mais elle ne parvint pas à lui sourire. « Tu sais, tu n'es pas obligée de te rendre à l'école, aujourd'hui. Je n'ose pas imaginer ce que tu as dû ressentir en voyant ce pauvre garçon, hier soir, et –

— Je vais bien. »

Elle irait mieux, néanmoins, lorsque quelqu'un, n'importe qui, lui apprendrait que Marco s'en était sorti indemne. Son chocolat chaud s'engouffra dans le mauvais tuyau et elle lutta contre une quinte de toux.

« Je vais bien », martela-t-elle de nouveau, la voix enrouée, au bord de l'étouffement, sous les yeux inquiets de Ted et ceux, moqueurs, de sa sœur.

Cette dernière se leva d'un bond en déclarant ne pas vouloir arriver en retard au lycée, déposa un furtif baiser sur la joue de son père, puis sur celle de sa cadette, et disparut sans un regard en arrière. C'était devenu une formalité, la plus facile des tâches de la journée. S'en aller.

Le téléphone sonna et Bennett se serait jetée sur le combiné si elle n'avait pas trouvé abjecte l'idée même d'entendre la voix de sa tante. Elle se colla à Ted tandis qu'il décrochait, mais il fit voyager son portable d'une main à l'autre pour éloigner sa fille d'informations trop laides pour ses oreilles. Elle ne récolta par conséquent que des bribes de phrases, éparpillées ici et là entre les toasts et le café. Le teint de Ted pâlit de seconde en seconde et elle ne put que baisser les yeux en devinant ce qu'il s'était passé.

CyrielleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant