Chapitre 10 : I'm howling - 1/2 {Cyrielle}

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"You'd have a drinking problem

If you went through all the lies, all the games, the chains, and the pains

Even the strongest man would break"

Cyrielle

Laurie et Madeline.

Il y avait bien longtemps que Cyrielle n'était plus capable de se souvenir des contours et des couleurs de ses cauchemars – la liqueur servait à ça, ne servait qu'à ça. Mais elle n'en doutait pas un instant : au cinéma de sa nuit passée, un seul film au programme. Rien que des images de ces deux là.

Laurie et Madeline ; ensemble.

Pourquoi cela la dérangeait-elle autant ? Le couple qu'ils formaient tenait de l'œuvre d'art ; la discrétion dont ils faisaient preuve la rendait rare. Plus précieuse encore. Ils étaient un tableau que les collectionneurs s'arrachaient, une peinture dont on parle beaucoup, à voix basse et les yeux brillants, sans jamais l'avoir vue en vrai, une merveille cachée, chef-d'œuvre secret.

Elle les évita tous les deux, toute la journée.

Et comme en écho à cette décision, les Jupiters semblèrent l'éviter, elle. Aussi se réfugia-t-elle en enfer, ses cours sous le bras, pour travailler en silence et en paix pendant tout l'après-midi. L'archiviste vint lui tenir compagnie, l'aider dans ses révisions, et ses lèvres se descellèrent, se déridèrent peu à peu. Ils discutèrent plus d'une heure avant que Cyrielle ne se décide à retrouver l'air frais d'Oxford.

« Nick Carraway ! », s'exclama une voix derrière elle en guise de salut.

Laurie.

Essoufflé, boucles en désordre, mais pour une raison inconnue, aussi heureux que possible.

« Je te demande pardon ?

— Nick Carraway, dans Gatsby le Magnifique. Pour notre concours, tu sais bien. Le trophée du meilleur personnage issu de la littérature. Je n'ai pas pensé à lui, l'autre soir, parce qu'il n'a rien d'exceptionnel à première vue. Il n'est pas spécialement brillant, ou spécialement héroïque. Ni même particulièrement intéressant, en fin de compte. Mais c'est un homme simple, un bon ami, et je respecte ça. Sa loyauté sans failles. » Cyrielle se borna à hocher la tête, peu encline à poursuivre cette conversation. « Je t'ai cherchée partout.

— Pour me parler de Nick Carraway ?

— Entre autres, oui. Quelque chose ne va pas ? Tu étais aux archives ? Avec ce bon vieux Hoffman ? Tiens, en parlant de loyauté sans failles, celui-là en est un excellent spécimen. Si tu parviens à gagner sa sympathie tu la conserveras jusqu'à la fin de tes jours. » Il souriait, mais peinait à faire réagir la jeune femme. « Cyrielle, qu'est-ce qu'il y a ?

— Rien, j'ai juste beaucoup de travail. »

Hors de question de s'ancrer à cette conversation, à sa voix chargée de malice, au trouble dans ses yeux. Elle le planta là sans un mot de plus et se dirigea vers la bibliothèque.

Les Jupiters y tenaient une session – Georgia l'avait prévenue, elle était le seul membre de ce maudit groupe digne de confiance – et elle était bien trop fière pour leur faire faux bond, bien trop fière pour fuir devant eux. Mais personne ne leva la tête pour la saluer, personne ne sembla même s'apercevoir de sa présence. Ils l'évitaient. Cela n'avait rien d'une impression, cette fois : ils l'évitaient vraiment. Les rares regards qu'ils posaient sur elle étaient noirs de crasse et de colère.

Interrogée, Georgia lui souffla l'explication dans le creux de l'oreille : Oliver MacPherson avait fait courir une rumeur selon laquelle elle souhaitait les faire perdre.

« Quel abruti. »

Son petit manège n'empêcha pas Cyrielle d'éplucher le dossier de l'affaire en quête de solutions. Bien au contraire : cela décupla son envie de trouver un moyen de gagner. De préférence avant les autres. Au bout d'un moment elle sentit un souffle dans son dos ; sursauta lorsqu'une voix lui fit remarquer que sa proposition était intéressante.

Le Préfet Greenfield, surgi d'on ne savait où, soulignant du doigt une ligne sur son cahier.

« Bon sang, Laurie ! » Les têtes se tournèrent vers elle alors qu'elle perturbait avec fougue le calme de la pièce. « D'où tu sors, exactement ? Cette salle est réservée pour nous.

— On me laisse entrer à ma guise un peu partout, répliqua-t-il en haussant les épaules comme si c'était la plus normale des choses. Mais baisse peut-être d'un ton... ou trois, non ? Rapport au fait qu'on est dans une bibliothèque, tout ça, tu as oublié ? » Cyrielle s'apprêtait à riposter ; Laurie était déjà passé à autre chose : « Pourquoi ne partages-tu pas cette idée avec les autres ?

— Parce que personne ne m'écouterait. »

Ce n'était qu'une partie de la vérité. Aucun d'entre eux ne prêterait grande attention aux propositions du mouton noir qu'ils avaient fait d'elle, certes. Mais surtout : aucun d'entre eux ne se souciait le moins du monde de l'affaire Philipps.

« Et puis mêle-toi donc de ce qui te regarde. On ne t'a pas appris qu'il est malpoli de lire par-dessus les épaules des gens ? »

Sa froideur soudaine eut raison de la gentillesse naturelle du jeune homme. Baissant les armes, il s'éloigna d'elle et de sa mauvaise humeur pour s'en aller discuter avec la nonne. Cyrielle se replongea alors dans ses notes et ne fit plus attention à quiconque jusqu'à ce que des rires brutalisent tout à coup le silence. Elle leva les yeux vers Laurie, qui félicitait les jumeaux Tellington d'une grande tape dans le dos. Pire, qui s'esclaffait avec eux.

« Les Vénus ne vont rien voir venir », l'entendit-elle déclamer sans se départir de son si beau sourire.

C'en était trop. Elle referma dossier et manuels, empila le tout dans un vacarme assourdissant, se leva en attrapant sa veste.

« Tu n'es qu'un hypocrite », lança-t-elle à l'attention du Préfet sous les regards médusés de ses camarades et celui, effrayé, de Georgia.

C'était la première fois qu'elle posait véritablement les yeux sur lui depuis qu'elle avait trouvé Madeline à demi-nue dans sa chambre, et elle l'observa se décomposer, ligne par ligne, morceau par morceau, sans comprendre d'où provenait toute cette haine.

« Je quitte les Jupiters. Je quitte ce foutu système. Je quitte l'université. »

Georgia tenta bien de l'apaiser, la retenir, l'empoigner, mais il était trop tard. Si la décision paraissait folle, et même s'il était certain qu'elle serait regrettée plus tard, comme tant d'autres auparavant et tant d'autres encore, dans le futur – sa vie n'était-elle pas tapissée de feuilles mortes, rien d'autre qu'un sentier d'automne rendu boueux par la pluie et les mauvais choix ? –, au moment où elle sauta de ses lèvres, elle fut définitive.

Elle partirait.

Elle partirait sur-le-champ.

CyrielleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant