Chapitre 15 : I don't trust nobody - 1/3 {Bennett}

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"I don't even trust my mind

I'm losin' everybody"

Bennett

Les gouttes de pluie glissaient sur la vitre.  A l'arrière de la voiture, Bennett les observait en s'imaginant qu'elle assistait à une course, pariant sur celle qui avait le plus de chances d'arriver en bas la première. Danny jetait de temps en temps des regards en sa direction par l'intermédiaire du rétroviseur central, mais ne pipait mot. Il n'avait pas lâché la moindre syllabe depuis qu'il était venu la chercher à l'hôpital - elle avait donné son numéro de téléphone lorsqu'on lui avait réclamé un contact d'urgence.

« Tu sais que c'est mal, ce que tu as fait ? », se décida-t-il à lui demander.

Mais cela sonnait faux. Les sermons, les réprimandes, les reproches, ils sonnaient toujours faux, quand ils s'échappaient de ses lèvres. Tout le monde savait que les bêtises de sa nièce le divertissaient bien plus qu'elles ne l'ennuyaient. Bennett croisa son regard dans le rétroviseur et elle s'y accrocha pour sonder ce qu'il cachait. C'était différent, cette fois. Il n'avait pas l'air amusé, pas tout à fait. Il paraissait presque... impressionné.

« Je sais, lui accorda-t-elle. Mais il fallait que j'y aille, Oncle Danny, tu comprends ? »

Elle détacha sa ceinture pour s'asseoir entre les deux sièges avant et se pencher vers lui. Il fronça les sourcils, ne s'en offusqua pas de vive voix.

« Il y avait un homme, là haut, qui était en train de mourir. Il fallait que j'y aille. Sinon, il –

— Serait mort ? Ouais, j'ai compris le principe. Joey dit que les pompiers sont arrivés cinq minutes après que tu parviennes à entrer dans le bâtiment. J'veux pas ruiner ton scénario, ma grande, mais je pense que le bonhomme s'en serait tiré dans tous les cas. »

Cinq minutes ? Cela lui avait semblé bien plus long. Joey devait se tromper, Joey se trompait toujours.

« Remets ta ceinture, lui ordonna-t-il alors qu'ils gagnaient Central Street. Écoute, on va conclure un marché, O.K. ? Je ne parlerai pas à ton père de ta petite aventure. L'histoire officielle, c'est que tu es restée avec moi au restaurant, point.

— Mais il va te détester, s'il croit que –

— Il me déteste déjà, tu te souviens ? »

Ce n'était pas pareil. Cette fois Ted risquait de lui interdire de voir Bennett, de ne pas lui pardonner, de ne jamais plus réessayer. Et puis, il ne le détestait pas vraiment. Il le détestait comme elle détestait Joey.

« Je l'ai appelé tout à l'heure et je lui ai déjà servi cette version sur un joli p'tit plateau, alors ce sera facile, pour toi, tu n'auras rien à faire. S'il te pose la moindre question, jette la faute sur moi, à chaque fois. Deal ?

— Qu'est-ce que je suis censée faire en échange ? »

Danny plissa les yeux.

« Si c'est un marché, expliqua-t-elle, alors les deux parties doivent s'engager, pas vrai ? Si tu fais ça pour moi, qu'est-ce que moi, je dois faire pour toi ? »

Ils s'arrêtèrent à un feu tricolore et son oncle se retourna vers elle.

« Ne pas te faire tuer. »

Ils pilèrent devant le 6, Westwood Road quelques minutes plus tard. La lumière était allumée dans la cuisine. Tante Joan, qui préparait le dîner. Dès qu'elle ouvrirait la portière parviendraient aux narines encore rouges de Bennett des effluves de curry de pois chiches ou de hachis parmentier. Ou peut-être sa célèbre tarte aux asperges. Joan était une excellente cuisinière. Joan était excellente, en réalité, dans tout ce qu'elle entreprenait. Elle ne salissait jamais ses vêtements, ne coloriait jamais en dehors des contours, n'arrivait jamais en retard, où que ce soit, même si elle n'avait aucune envie de s'y rendre, ne se trompait jamais en remplissant sa grille de mots croisés, ne se trompait jamais, tout court, à vrai dire, ne laissait jamais échapper le moindre juron de sa bouche, cette bouche qu'elle dessinait d'un trait de rose à lèvres parfait, tous les matins, sans jamais trembler, après avoir enfilé sa couronne. Pardon, tressé sa couronne ; mais quelle différence ?

« Du nerf, soldat, l'encouragea Danny en constatant qu'elle ne bougeait pas. Il faut y aller. Fais-moi confiance, tout va bien se passer. »

Tout se passait toujours si bien, dans le monde de Danny. Elle obtempéra, mais il la rappela à sa portière alors qu'elle n'avait pas encore fait deux pas sur le trottoir. De son pouce, il effaça des traces noires de suie sur sa joue.

« Prends une douche en rentrant, lui conseilla-t-il. Tout de suite, en fait. Tu passes la porte et zou ! salle de bains. Si tu restes plus d'une minute dans la même pièce que la vieille Joan...

— Je ne reste jamais plus d'une minute dans la même pièce que la vieille Joan, maugréa Bennett.

— ... elle sentira sur toi l'odeur de la fumée ou de l'hôpital ou que sais-je, conclut Danny en souriant. Un vrai limier, cette femme. Parfois j'ai l'impression qu'elle lit dans mes pensées.

— Tu as bien de la chance de ne pas vivre avec elle. » Au bout d'un mètre seulement, elle pivota de nouveau sur ses talons. « Merci, Oncle Danny. »

À peine passa-t-elle la porte que déjà sa tante commença à se donner à spectacle. Les doigts de Bennett se dirigèrent par réflexe vers ses oreilles tandis que Joan hurlait, mais comment pourrait-elle se défendre si elle se rendait sourde aux accusations ? Elle laissa ses bras retomber le long de son corps.

« C'est à cette heure-ci que tu rentres ? »

Et d'une.

« Ted est au courant, répliqua la fillette alors que la sœur de sa mère apparaissait sur le seuil de la cuisine, un tablier autour de la taille, une cuillère en bois dans la main droite.

— Ôte tes chaussures. Combien de fois dois-je te rappeler de ne pas marcher à l'intérieur avec tes chaussures ? »

Et de deux.

« Tu comprendras mieux quand tu vivras dans ta propre maison, et que tu devras faire le ménage. Tu crois que c'est drôle, de passer en permanence derrière toi ? Tu crois que ça m'amuse ? Et puis pourquoi y a-t-il toujours autant de boue sur tes chaussures et sous tes ongles, de toute façon ? Tu as passé l'âge de patauger dans la gadoue. »

Et de trois.

« Moi, à ton âge, j'aidais ma mère en cuisine. Et mes amies étaient des filles. »

Et de quatre ?

« Tu as vu tes cheveux ? On dirait que tu as été électrocutée. Tu ressembles à une sorcière. »

Et de cinq.

« Où est passé ton bandeau ? Et ta veste ?

— J'ai dû les oublier chez Danny. Je vais prendre une douche. »

Bennett avait parlé si vite qu'elle-même n'était pas sûre d'avoir compris le sens de ses propres phrases. Grimpant les escaliers quatre à quatre, elle se précipita en direction de la salle de bains.

Après avoir retiré ses chaussures.

***

Bennett rentra à la maison tout de suite après l'école, le lendemain ; sans détour, sans regret,  et sans la moindre brindille dans les cheveux. Elle aurait voulu voir son oncle, ne pouvait plus se le permettre. La seule pensée de lui causer du tort - encore plus de tort - lui était intolérable au point de lui entortiller les entrailles.

Elle erra seule d'une rue à l'autre parce que Joey - qui n'était pas dans la même classe qu'elle -, était sorti de cours une heure plus tôt. Croisa le chemin de Micky à quelques pâtés de maison de sa destination et fixa avec intérêt le ballon de basket qu'il faisait rebondir contre le goudron, au beau milieu de la route. Lui tira sa langue colorée en bleu bonbon alors qu'il la saluait/l'insultait, puis refusa lorsqu'il lui proposa une partie de un contre un, refusa malgré une folle envie de lui dire oui, refusa parce qu'il le fallait, parce que Joan, parce que Ted, parce que Danny, le procès, les Bobbys, les cochonneries et les garçons en sang, refusa puis se mit à courir, courir, courir. A toute allure. Pour ne surtout pas changer d'avis.

Ce ne fut pas sans fierté qu'elle poussa ensuite le petit portail du 6, Westwood Road, et qu'elle frappa à la jolie porte bleue sans une seconde de retard. Joan ne sourit pas en lui ouvrant. Bien au contraire. Elle lui indiqua le salon du menton sans un mot, et Bennett pénétra le pas hésitant dans cette pièce où s'étaient réunis pour une raison étrange tous ceux qui comptaient pour elle.

CyrielleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant