Plus le temps passait, plus la colère de Victoria à l'encontre de sa famille grandissait. Au début, ses révoltes étaient minimes: arriver en retard au dîner, ignorer ses prétendants masculins quitte à se montrer ouvertement impolie, contredire sa mère devant des invités. Elle alla jusqu'à couper ses cheveux au carré, au grand dam de sa mère, et refusa de porter un corset. Valentin l'observait, amusé, et Sofia souriait pour la première fois depuis des mois. Lord Ennis trouvait toujours plus d'excuses pour s'absenter d'Ennismore. Lady Louisa accueillait cette attitude avec un mélange de jubilation et de mépris.
- Étant donné qu'il n'y aura plus de saisons pour vous, ma chère, et si cette horrible guerre dont on parle commence, je vous conseille de vous habituer à la vie de vieille fille financièrement dépendante de sa famille.
Victoria avait remarqué avec quel plaisir vengeur sa tante avait prononcé ces paroles.
- Je peux vous dire que ce n'est pas une vie facile. Elle nécessite patience et force de caractère. La société est particulièrement dure envers les femmes célibataires comme nous. Le pire est la pitié dans le regard des autres.
Au début, le fait d'appartenir à la même catégorieque sa tante avait donné des sueurs froides à Victoria, mais en y réfléchissant, elle comprit que lady Louisa avait raison. A presque vingt et un ans, elle approchait dangereusement de l'âge auquel les filles restées célibataires étaient mises au ban de la société. Elle avait souvent identifié la même panique dans l'attitude de filles plus âgées qui couraient désespérément les bals car c'était leur dernière chance de trouver un mari. Victoria allait se retrouver à la merci d'hommes comme le révérend Watson, lequel avait décidé de mettre fin à sa période de deuil et cherchait désormais activement une nouvelle épouse. Elle avait tout fait pour repousser ses avances, le jugeant aussi repoussant que lorsqu'elle l'avait rencontré, à l'âge de treize ans. Sans compter que les attentions que lui prodiguait le révérend, ignorant totalement lady Louisa, n'avaient fait qu'aggraver le ressentiment de sa tante. Celle-ci lui inspirait en effet de la pitié...
Victoria n'aurait su dire si c'était à cause de sa solitude ou des sombres prédictions de lady Louisa, mais avec le temps, une étrange obsession s'empara d'elle. Elle se mit à penser de plus en plus à Brendan Lynch. La nuit, dans son lit, elle se représentait son visage. Il n'était pas vraiment beau, le teint foncé, la bouche boudeuse, mais ses yeux la fascinaient. Quand il jouait du violon, ses traits s'adoucissaient, une expression de passion pure éclairait son visage. Plus le temps passait, plus il l'intriguait. Et sa curiosité ne fit qu'augmenter quand elle l'entendit chanter, d'une belle voix claire qui contrastait avec son tempérament colérique. Elle en vint à imaginer qu'ils étaient amants, mais chassa vite ces pensées honteuses.
Peu à peu, elle s'arrangea pour descendre à l'office de préférence à l'heure où les domestiques prenaient un peu de bon temps avant d'aller se coucher. C'était peut-être risqué, mais l'excitation de l'interdit s'était emparée d'elle, elle ne pouvait pas lutter. Elle n'avait pas vraiment pensé à ce qu'elle ferait quand elle tomberait sur Brendan, qui était inévitable.
La veille du Nouvel An 1913, elle alla se joindre aux célébrations annuelles du personnel. Elle avait conscience qu'elle n'avait rien à faire là, qu'elle empiétait sur un moment privé, mais elle voulait voir Brendan jouer du violon et l'écouter chanter. Elle partirait tout de suite après. Elle annonça joyeusement qu'elle souhaitait accompagner les musiciens au piano.
- Cela fait si longtemps que je n'ai pas joué. Dit-elle. Et j'aimerais beaucoup apprendre vos chansons irlandaises.
Ils n'avaient pas d'autre choix que d'accepter sa présence. Mr. Burke fit signe à tout le monde de continuer comme d'habitude, mais la tension était palpable, même si personne n'exprimait son irritation. Immelda lança un sourire ironique à Brendan, qui hocha la tête, prit son violon et commença à jouer et chanter.
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Les Filles d'Ennismore
Любовные романыIrlande, début du XXe siècle. À huit ans, Rosie croise le chemin de Victoria, la jeune héritière du domaine d'Ennismore. Celle-ci s'ennuie et voit en la fille d'un métayer, l'amie dont elle rêve tant. Au grand dam de sa mère, elle arrive à convaincr...