Chapitre 23

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Un soir glacial de novembre 1914, Rosie gravit l'escalier sombre de la vaste demeure d'un juge du district de Dublin afin d'assister à une réunion de la Ligue gaélique. Elle avait cédé à la pression exercée par Geraldine Butler, qui lui écrivait sans cesse et avait fini par la menacer de venir la chercher à Foley Court en personne pour l'escorter à une réunion.

« Je sais que le poste de secrétaire que nous l'avons proposé n'est pas bien payé. Avait dit Geraldine. Mais tu rencontreras des gens très bien, et tu apprendras tout ce qui se passe à Dublin et dans toute l'Irlande. Tu verras, Rosie, c'est très excitant. Et j'espère que ces présentations t'ouvriront d'autres portes, il faut que tu puisses mettre tous tes talents à profit.  »

Nora était d'accord avec sa sœur et lui avait expliqué par le menu l'histoire de la Ligue gaélique, une organisation à l'orientation nationaliste dont lady Marianne semblait penser grand bien.

Au tout début, le « plan » imaginé par cette dernière n'avait suscité chez Rosie qu'une nouvelle déception. Elle avait beau rester sur ses gardes, elle espérait au fond que la lady avait inventé un miracle qui la lancerait d'un coup sur la voie du succès. Un poste mal payé à la Ligue gaélique, dont elle n'avait jamais entendu parler, semblait très loin de sa définition d'un miracle.

« Mais je ne sais même pas me servir d'une machine à écrire ! Avait-elle dit à lady Marianne. J'apprécie beaucoup tout ce que vous faites pour moi, mais je ne crois pas... »

Sur le coup, elle n'avait pas pu terminer sa phrase. Le doute s'insinuait déjà en elle. Avait-elle tort de rejeter sa proposition ? Mais la description enflammée que lui faisait Nora de la Ligue gaélique ne la convainquait pas totalement. Des riches qui jouaient aux révolutionnaires, voilà ce qu'elle en pensait. Ils ne savaient rien de la réalité des pauvres d'Irlande. C'étaient les mêmes qui l'avaient tournée en dérision au bal du Métropole et elle ne voulait rien avoir à faire avec eux. Rosie avait donc remercié lady Marianne et était partie.

En rentrant à Foley Court cet après-midi-là, le désespoir était revenu en force. Avait-elle laissé sa fierté prendre le pas sur sa raison? Plus les jours passaient sans le moindre espoir d'emploi, plus Rosie mesurait son erreur. Heureusement, l'insistance de Geraldine lui avait épargné un retour humiliant vers lady Marianne.

En grimpant l'escalier, elle ignorait tout à fait ce qu'elle allait trouver. Dans les étages résonnaient des bribes de mélodies irlandaises, le brouhaha de discussions et de disputes, des pas de danse martelant le parquet. Avec grand soin, Rosie avait choisi sa robe et sa cape en laine les moins élimées, celles qui avaient été raccommodées à l'intérieur, où les points ne se voyaient pas. Elle entra la tête haute dans la pièce principale, au sommet de l'escalier. Un jeune homme à lunettes, très pâle, était assis à un bureau et notait les noms des personnes présentes.

- Roisin Killeen. S'annonça-t-elle. Miss Geraldine Butler m'a invitée. Est-elle arrivée ?

Le visage du jeune homme s'éclaira.

- Soyez la bienvenue parmi nous. Dit-il.

Rosie l'identifia aussitôt comme un bourgeois. Son accent anglo-irlandais lui rappelait celui des  hommes avec lesquels elle avait dansé au bal jeunes.du Métropole. Elle serra les poings.

- Geraldine est occupée pour le moment. Ajouta-t-il en souriant. Elle répète une vignette qui sera présentée tout à l'heure. Mais entrez, je vous en prie. Il y a du thé et des rafraîchissements, ou du sherry si vous préférez. Vous avez l'air gelée.

Rosie murmura un remerciement. Elle n'avait pas l'habitude de la foule, surtout quand elle ne connaissait personne. Tout autour d'elle, des discussions animées allaient bon train. Des jeunes femmes de son âge, pleines d'assurance, débattaient avec ardeur face à de jeunes hommes tout aussi passionnés. Les garçons avaient l'air d'étudiants, ils lui rappelaient ceux qui traînaient autour de Trinity College. Quant aux hommes plus âgés, leurs tenues et leur façon de s'exprimer signaient l'aristocratie, même certains étaient peut-être professeurs, avocats ou journalistes. Elle avait rencontré beaucoup d'hommes comme eux au cours des années passées à Ennismore ou lors de soirées dublinoises avec lady Marianne. En revanche, pour ce qui concernait les femmes, Rosie n'en connaissait pas de pareilles. Elle n'avait côtoyé que des filles seulement intéressées par la mode ou les voyages, et par leurs chances de faire un bon mariage. Si les femmes présentes semblaient elles aussi issues de l'aristocratie, elles étaient d'une tout autre espèce.

Les Filles d'EnnismoreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant