Une semaine plus tard, à la veille du Nouvel An, Victoria prit son courage à deux mains et poussa la porte du salon de thé de Biddy Gillespie, Rosie sur ses talons. La soirée était déjà bien avancée, mais les vieilles tables et chaises en bois branlantes sur le sol taché étaient vides. Cela ne se remplirait qu'à la fermeture des pubs, quand les hommes du village viendraient boire du thé et manger du pain et des frites grasses avant de rentrer chez eux.
Victoria se sentait mal à l'aise. Au mur, en hommage aux fêtes de fin d'année, une étagère supportait des branches de houx calées par deux chats en céramique blanche, aux têtes orange et aux yeux brillants. Autour d'eux, tout un bric-a-brac et de vieilles photos prenaient la poussière. Lorsqu'un vrai chat, plus gris que blanc, vint se frotter contre ses chevilles, Victoria fit un bond.
- Bienvenue, mesdames.
Une femme brune et corpulente aux joues fardées les étudiait avec attention. Victoria avait vu des femmes comme elle à Dublin, des tenancières qui savaient jauger un client au premier coup d'œil. La femme les conduisit vers une table qu'elle essuya du bord de son tablier.
- Qu'est-ce que je peux vous apporter ?
- Deux thés, s'il vous plaît. Et j'aimerais parler à miss Fox. Est-elle ici ?
- Oui, elle est là. Répondit Biddy Gillespie d'un air méfiant. Mais elle est occupée en cuisine. Je peux lui donner un message ?
- Non, je dois lui parler en personne. Insista Victoria.
- Cinq minutes, alors. Concéda Biddy en se penchant tout près d'elle. Je la paie pas pour rien faire.
Victoria ne put répondre, dégoûtée par l'odeur qui se dégageait de Biddy, un mélange de lait tourné, de graisse et de parfum bon marché. De la cuisine leur parvenaient des sifflements de bouilloire et des bruits de couteaux. Victoria espérait qu'on n'entendait pas son cœur tambouriner dans sa poitrine. Elle fit un petit sourire à Rosie, inclina la tête et attendit.
Cela faisait plusieurs jours qu'elle préparait cette sortie. Après s'être réconciliée avec son père, elle n'avait pu chasser de son esprit l'idée de sa demi-sœur, seule et sans famille pour la protéger. Malgré ses efforts, son cœur refusait de l'oublier. Elle avait donc interrogé Anthony et appris où travaillait Immelda, puis demandé à son père de signer une lettre de recommandation. Non seulement il avait accepté, mais il avait ajouté un peu d'argent en lui conseillant :
« Fais attention à elle, Victoria, assure-toi qu'elle s'en sorte bien. »
Victoria sursauta quand deux tasses de thé atterrirent violemment sur la table. Elle leva la tête et découvrit le visage renfrogné d'Immelda Fox.
- Qu'est-ce que vous voulez ? Vous n'en avez pas encore fini avec moi ? Demanda-t-elle avec aigreur.
Victoria s'attendait à une réaction hostile, mais elle fut quand même blessée.
- S'il vous plaît, asseyez-vous, Immelda. Je veux vous parler.
Immelda lança un coup d'œil en direction de Biddy Gillespie qui les observait.
- Je vais rester debout. Je n'ai pas toute la nuit.
- Papa a admis que votre histoire était vraie et il vous demande pardon. Il n'est pas en très bonne santé et...
- Et alors ? Demanda Immelda en haussant les épaules.
Victoria tenta de lui prendre la main, mais l'autre la retira.
VOUS LISEZ
Les Filles d'Ennismore
RomanceIrlande, début du XXe siècle. À huit ans, Rosie croise le chemin de Victoria, la jeune héritière du domaine d'Ennismore. Celle-ci s'ennuie et voit en la fille d'un métayer, l'amie dont elle rêve tant. Au grand dam de sa mère, elle arrive à convaincr...