À la fin du mois de juin, la fièvre de Victoria cessa et le médecin lui permit enfin de se lever et sortir dans le jardin deux heures par jour. Elle reprit vite l'habitude de passer avec Rosie d'agréables après-midi au soleil.
- Comme au bon vieux temps, hein ? Dit Victoria en s'installant sur leur banc préféré.
- Oui, on a tant de souvenirs ici. Mais j'ai l'impression que c'était il y a très longtemps.
Malgré les fleurs colorées, le jardin semblait aussi négligé que la demeure et les pelouses laissées à l'abandon à l'avant de la maison. Les parterres autrefois tirés au cordeau, avec autant de précision qu'un diagramme dans un livre de géométrie, débordaient maintenant de tous côtés. Les haies de buis avaient aussi perdu leur allure, sans compter les mauvaises herbes qui grimpaient librement le long des murs de pierre autour du jardin et étouffaient les rosiers.
- C'est à cause de la guerre. Dit Victoria. Presque tous les jardiniers sont partis se battre.
- Oui. La guerre a tout changé.
Victoria se représentait le Brendan qui l'avait embrassée le dernier soir à Dublin assis dans ce jardin à côté d'elle, s'accrochant à cette image pour chasser celle d'une cellule sombre et froide.
- Je suis désolée pour ce qui arrive à Brendan. Dit soudain Rosie, comme si elle avait lu dans ses pensées.
- Il s'est battu pour ce en quoi il croyait. Répondit Victoria.
Elle observait le mont Nephin au loin, surplombant le lac.
-Je sais que tu ne l'appréciais pas beaucoup. Ma famille et les autres membres du personnel non plus d'ailleurs, mais vous ne le connaissiez pas comme moi. Sa rudesse cache une âme douce.
Ses yeux s'emplirent de larmes et Rosie lui caressa doucement la main.
- Tu l'aimes toujours ?
Victoria hocha la tête.
- Cathal m'a dit un jour que c'est notre cœur et pas notre tête qui décide qui on aime, on ne peut rien y faire.
Un minuscule roitelet qui sautillait sur le bord d'une vasque en pierre leur offrit une joyeuse distraction. Souriante, Victoria jeta un coup d'œil en coin à son amie. Elles n'avaient jamais reparlé de la terrible semaine de l'insurrection, mais tout ce qui importait pour le moment, c'était d'être de nouveau ensemble à Ennismore. Lorsque Céline vint la chercher, Victoria se leva péniblement, embrassa Rosie et retourna vers la maison en s'appuyant sur la femme de chambre. Même si sa fièvre était tombée, elle n'avait aucune énergie et besoin d'aide pour tout. Le médecin, après avoir entendu le récit de ses journées et de ses nuits de travail à l'hôpital, particulièrement au cours de la semaine de Pâques, avait jugé normal cet état d'extrême fatigue.
Quand juillet arriva, Victoria avait recouvré des forces mais elle commençait à penser que quelque chose d'autre n'allait pas. Elle était malade presque tous les matins et ne mangeait quasiment rien, l'odeur même de la nourriture lui donnant des nausées terribles. Elle implora Céline de ne rien dire à sa famille.
- Mais si vous êtes malade, mademoiselle, nous devons appeler le docteur tout de suite.
- Je suis certaine qu'il n'y a aucune raison des'inquiéter, Céline. Cela passera.
A mesure que les jours d'été défilaient, cependant, Victoria finit par s'avouer que sa fièvre n'avait rien à voir avec son état actuel. Elle était enceinte. Elle ressentait un mélange de joie et de panique et ne cessait de ressasser les mêmes questions. Et si la fièvre avait nui sérieusement à son bébé ? Comment sa famille allait-elle réagir ? Qu'adviendrait-il d'elle ? Vers qui pourrait-elle se tourner ? À d'autres moments, elle était ravie d'avoir une partie de Brendan à cajoler et aimer, s'imaginant un tout petit visage qui lui ressemblerait.
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Les Filles d'Ennismore
RomantiekIrlande, début du XXe siècle. À huit ans, Rosie croise le chemin de Victoria, la jeune héritière du domaine d'Ennismore. Celle-ci s'ennuie et voit en la fille d'un métayer, l'amie dont elle rêve tant. Au grand dam de sa mère, elle arrive à convaincr...