Rosie regardait par la vitre pendant que Victoria dormait à côté d'elle. À mesure que le bruit et la crasse de Dublin s'éloignaient, ses mauvais souvenirs des trois dernières années s'estompèrent, remplacés par des images anciennes et plus douces. Avec chaque kilomètre, le paysage changeait et Rosie observait tout comme un vagabond assoiffé. Chaque image l'emplissait de joie, le jaune des ajoncs sur les champs et les collines, les bourgeons fuchsia qui préparaient des haies écarlates, les délicats ornithogales blancs dans les marécages.
Plus à l'ouest, des fermiers rangeaient leurs charrettes sur le bas-côté pour les laisser passer, abaissant leur casquette en souriant. Rosie pensait à son père, le cœur serré. Tous deux appartenaient à ce lieu, ces gens. C'était chez eux. Cet endroit qu'Oliver Cromwell avait appelé un enfer sur terre, où la terre était si pauvre que les fermiers y épandaient des algues en guise de fertilisant, où l'on avait souffert plus que partout ailleurs durant la famine. Rosie se sentait triste d'avoir abandonné sa région et sa famille.
Victoria gémit doucement dans son sommeil et appuya la tête contre l'épaule de Rosie, qui remit en place la couverture autour de son amie. Dans le silence qui régnait depuis Dublin, Rosie observa un instant Céline, à l'avant avec la petite Kate endormie sur ses genoux, et le chauffeur dont les cheveux blonds lui rappelaient Cathal. Elle le revoyait, la première fois, sur O'Connell Bridge, lorsqu'il avait chassé les deux prostituées. Dès le premier instant, elle avait su qu'il tiendrait une place importante dans sa vie.
Mais il ne fallait pas penser à lui, c'était trop douloureux. L'image de son regard s'imposait tout de même, insistante. Elle songea à la nuit où elle l'avait tenu dans ses bras pendant qu'il sanglotait, au lendemain matin, quand ils avaient su tous les deux qu'un lien inaltérable les unissait désormais. Cathal avait des défauts, bien sûr, mais elle l'avait aimé sans le juger. Elle ne s'était jamais pensée capable d'une telle loyauté. Ç'avait été bien différent avec Valentin, qu'elle avait jugé durement à chaque fois, raillant sa loyauté envers sa famille, son devoir et ses traditions. Cathal lui avait appris qu'on ne choisissait pas toujours de quel côté on était. Pour lui, c'était l'insurrection et les téméraires volontaires, qui sacrifiaient leurs vies par loyauté à leur cause. La vie, les gens et elle-même étaient bien plus compliqués qu'elle ne le pensait auparavant.
Ils arrivèrent à Ennismore dans la soirée, sans avoir pu prévenir de leur arrivée, aussi personne ne les attendait sur les marches du perron. Les souvenirs de Rosie affluèrent. De cette demeure qui lui paraissait autrefois grandiose, elle voyait les pierres qui s'effritaient et la pelouse jaunie. Ennismore ressemblait à une vieille femme, triste et négligée, qui aurait perdu toute sa beauté.
Alerté par le bruit du moteur, Mr. Burke ouvrit la porte, curieux. Le chauffeur venait aider Céline à sortir de la voiture, prenant le bébé dans ses bras. Lorsqu'il vit Victoria chanceler, retenue par Rosie, Burke se précipita. Il passa un bras autour de sa taille et la guida jusqu'en haut du perron, tandis que Mrs. Murphy apparaissait, l'air confuse.
- Ah, Mrs. Murphy. Dit Rosie. Voici Céline, la femme de chambre de Victoria, elle est venue avec elle de Dublin. Victoria est très malade, elle a fait un malaise hier à cause de la fièvre, et sa tante m'a demandé de la ramener chez elle.
Mrs. Murphy observait Céline et le bébé avec curiosité.
- C'est la fille de Bridie. Ajouta Rosie. Je l'emmène chez ma mère.
Rosie ne pouvait pas lui dire ce qui était arrivé à Bridie. Ils le sauraient tous rapidement, de toute façon. Elle préféra ne pas s'attarder et remonta en voiture avec Kate.
Devant la grille de la ferme des Killeen, Rosie prit une grande inspiration puis remercia le chauffeur qui lui tendait sa valise. La petite dans les bras, elle se dirigea vers le cottage et, la gorge serrée, vit le vieux chien Rory qui clopinait vers elle, et sa mère qui attendait à la porte, un profond chagrin sur le visage. Sans un mot, Rosie lui tendit la petite Kate. Ma serra la petite dans ses bras, puis se retourna et entra dans le cottage. Sur la porte, on avait accroché une couronne mortuaire noire, le cercueil de Bridie était déjà dans la maison. Ravalant ses larmes, Rosie suivit sa mère à l'intérieur.
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Les Filles d'Ennismore
RomanceIrlande, début du XXe siècle. À huit ans, Rosie croise le chemin de Victoria, la jeune héritière du domaine d'Ennismore. Celle-ci s'ennuie et voit en la fille d'un métayer, l'amie dont elle rêve tant. Au grand dam de sa mère, elle arrive à convaincr...