Elle le vit dès qu'elle tourna le coin de la rue menant à Foley Court. Il était assis sur les marches du numéro 6, appuyé contre la rambarde, tournant le dos aux femmes en haillons qui s'étaient installées à côté de lui. Elle imaginait sans peine les remarques vulgaires qu'elles devaient faire à son sujet. Quelques heures auparavant, elle aurait ri devant son évident malaise, persuadée qu'il méritait amplement de souffrir. Mais à présent que sa colère était retombée, elle avait pitié. Il endurait cette humiliation parce qu'il désirait la voir, le moins qu'elle pouvait faire était de venir à son secours. Prenant son courage à deux mains, elle gravit donc les marches et, ignorant les moqueries des voisines de Bridie, le prit par le bras et l'aida à se lever.
- Tu n'as rien à faire ici.
- Je suis venu pour te voir, Rosie. Je t'aurais attendue toute la journée s'il l'avait fallu.
- Ton attente est terminée, tu peux t'en réjouir. Allez, viens, avant qu'elles te mangent tout cru. Ajouta-t-elle en ignorant les gestes déplacés des femmes. Allons boire une tasse de thé.
Valentin prit son sac et redescendit les marches avec elle pour prendre la direction de Sackville Street. Ils devaient former un drôle de couple, pensa Rosie, marchant bras dessus, bras dessous-lui, un gentleman à l'évidence, elle, une servante ou une marchande, au mieux. Ce n'étaient pas seulement leurs tenues qui trahissaient leur différence de classe, le costume gris taillé sur mesure, la chemise blanche amidonnée et la cravate en soie, à côté de sa jupe en laine élimée et sa veste en tweed - mais plutôt leurs allures. Valentin se tenait très droit, avec l'assurance de l'aristocratie, tandis que Rosie marchait tête baissée, à la manière des campagnards pauvres conscients qu'ils côtoyaient un supérieur. Un peu de sa colère remonta à la surface. Elle releva la tête et le menton, défiant silencieusement quiconque la regardait.
Ils allèrent au café où Rosie avait passé tant de matinées à parcourir les offres d'emploi. Elle était contente d'échapper au vacarme de la circulation et à l'humidité de cet après-midi de juillet, mais l'intérieur ne ressemblait pas vraiment à un refuge. La chaleur des bouilloires fumantes et des fours était pire encore que la rue. Elle rêvait d'ôter sa veste, mais savait que ce serait mal vu. Envieuse, elle voyait les autres jeunes femmes s'éventer, les manches de leurs chemisiers retournées et les cols déboutonnés. Valentin commanda du thé à la serveuse qui regardait Rosie d'un air méfiant.
Ils restèrent là, dans un silence seulement ponctué par les voix des autres clients et la clochette de la porte qui s'ouvrait et se refermait. Rosie se sentait rougir sous son regard insistant. La colère, qu'elle aurait forcément ressentie s'il n'avait pas été assis face à elle, avec ses yeux bleus rivés sur son visage, lui aurait été bien utile à cet instant. Ne baisse pas la garde, se dit-elle. Ne le laisse pas te faire du mal. Elle ne le supporterait pas. Elle devait être forte.
- Que veux-tu, Valentin ? Nous n'avons plus rien à nous dire.
Il voulut lui prendre la main, mais elle le repoussa.
- Je veux que tu me pardonnes.
- Je n'ai rien à te pardonner. Tu m'as demandé de ne pas t'attendre, Valentin. Tu étais très clair.
La serveuse posa doucement une tasse de thé devant Valentin, puis une autre devant Rosie, avec tant de brusquerie que le liquide déborda dans la soucoupe. Rosie ignora cet affront et poursuivit.
- C'est moi qui ne t'ai pas cru. C'est moi qui ai continué à espérer que tu me reviennes.
Elle en avait révélé plus qu'elle ne le souhaitait, mais tant pis. Cela n'avait plus aucune importance. Elle prit sa tasse d'une main tremblante, renversant encore plus de thé dans la soucoupe, mais Valentin ne bougea pas.
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Les Filles d'Ennismore
RomanceIrlande, début du XXe siècle. À huit ans, Rosie croise le chemin de Victoria, la jeune héritière du domaine d'Ennismore. Celle-ci s'ennuie et voit en la fille d'un métayer, l'amie dont elle rêve tant. Au grand dam de sa mère, elle arrive à convaincr...