Chapitre 21

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Dublin avait recouvré un calme précaire après les accords mettant fin aux grèves des travailleurs du début d'année, calme bouleversé par la déclaration de guerre. Les citoyens se disputaient sur les mérites relatifs de l'impact de la guerre sur la ville et leurs vies. Les jeunes hommes sans travail ni perspectives décidaient de s'engager: un salaire régulier et l'aventure, on ne pouvait pas rêver mieux. Les hommes plus âgés se montraient plus mesurés: prenez garde à ce genre de vœux, les jeunes; l'aventure pourrait bien se résumer à mourir dans un fossé étranger, sans un prêtre pour prier pour votre âme.

Dans la communauté qui soutenait le mouvement nationaliste, le ton était différent. La loi d'autonomie interne votée à Westminster ne serait sûrement pas entérinée en pleine période de guerre, à l'heure où d'autres questions occupaient les politiciens. Beaucoup craignaient que le mouvement perde en intensité et meure, tout comme l'élan vers une Irlande qui aurait enfin un semblant de maîtrise sur ses propres affaires.

Rosie écoutait tout cela sans passion. Si elle avait été un homme, elle se serait probablement rangée du côté de ceux qui espéraient s'engager. Après tout, à cette période de sa vie, un emploi passait avant la loyauté envers l'Irlande. Mais elle gardait ces pensées pour elle. Elle commençait à désespérer de trouver un jour un travail permanent et correctement rémunéré, après une longue série de petits boulots. L'éventualité de devoir rester chez Bridie et Micko lui sapait le peu d'énergie et de détermination qu'il lui restait.

Alors, quand une énième invitation pour un thé chez lady Marianne arriva, Rosie ne la déchira pas tout de suite. Elle la lut et la relut, bataillant contre elle-même, incapable de décider quoi faire. Elle s'était juré de ne plus laisser la famille Bell et l'aristocratie se servir d'elle. Retourner dans ce monde l'exposerait de nouveau à la douleur et à la trahison qui l'avaient presque détruite. Elle n'oubliait pas sa résolution, mais celle-ci ne lui avait encore rien apporté, sinon qu'elle avait appris que les rêves devenaient inutiles quand on les confrontait à la dure réalité de la vie.

Elle se décida pendant la nuit: pourquoi ne pas inverser les rôles et utiliser l'aristocratie à son propre profit ? Ce serait justice ! Tant qu'elle gardait les idées claires, elle pouvait bien laisser lady Marianne apaiser sa culpabilité en acceptant son aide. Rassérénée, elle plongea dans un sommeil profond.


*


La semaine suivante, Rosie se retrouva de nouveau dans le salon de lady Marianne à Fitzwilliam Square. La première fois, elle s'était totalement livrée à cette femme qu'elle ne connaissait pas. Désespérée et vulnérable, elle avait été prête à accepter n'importe quoi. À présent, elle était toujours désespérée, mais plus vulnérable. Cette année difficile avait rendu la nouvelle Rosie méfiante, raisonnable et plus sage.

Sa seule inquiétude résidait dans l'éventuelle présence de Victoria. Elle n'était pas encore prête à revoir son amie d'enfance. Lady Marianne la rassura immédiatement. 

- Je suis désolée que Victoria ne soit pas là pour vous accueillir, matin pour ma chère. Elle est partie au petit s'occuper des malades. Son zèle m'impressionne : je crois qu'elle n'a pas manqué un seul jour.

Rosie hocha la tête, mais ne fit pas de commentaire. Elle scruta Céline qui venait servir le thé, mais la bonne garda les yeux baissés.

Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais Valentin s'est engagé dans l'armée. Annonça lady Marianne. Contre la volonté de ses parents, apparemment. Précisa-t-elle avant de marquer une pause pour observer Rosie, qui ne manifestait aucune réaction. Il est dans la garde irlandaise. J'imagine sans mal comme il doit être beau dans ce splendide uniforme rouge.

Rosie buvait son thé à petites gorgées. Elle sentait que lady Marianne attendait une réponse.

- Est-il déjà parti pour le continent ?

- Pas d'après ce que Victoria m'a dit. Il s'entraîne quelque part en Angleterre. Je suis sûre qu'il viendra nous rendre visite avant de partir en France. Je pourrai vous prévenir si vous le désirez. Je suis sûre que vous aimeriez lui souhaiter bonne chance.

- Bien sûr.

Rosie s'efforçait vainement de ne pas rougir. Lady Marianne testait sa réaction pour savoir quels étaient ses sentiments, mais Rosie était déterminée à ne rien laisser paraître. Ses joues écarlates prouvaient pourtant assez que, malgré tous ses efforts, elle n'avait pu chasser Valentin de ses pensées ou de son cœur.

La sonnette de la porte d'entrée fut une distraction bienvenue. Lady Marianne se leva en souriant.

- Voilà sûrement ces chères sœurs Butler ! Je les ai invitées à venir vous voir. Elles n'ont cessé de me demander de vos nouvelles depuis... depuis l'année dernière. Et je sais que vous les appréciez aussi.

Céline fit entrer Geraldine et Nora Butler.

- Rosie ! S'exclama Geraldine en se précipitant. Que c'est bon de vous revoir enfin. Nous nous sommes tant inquiétées pour vous.

Rosie leur sourit, contente de les retrouver. Elle n'avait pas oublié leur gentillesse, le soir du bal. Elle serra chaleureusement les mains de chacune entre les siennes.

- C'est une très bonne surprise. Dit-elle. Je ne m'attendais pas à vous revoir un jour.

Nora retira son chapeau et s'assit.

- Nous non plus, Rosie. Nous pensions que Victoria nous donnerait de vos nouvelles ou nous conduirait jusqu'à vous, mais elle nous a confié que vous ne vous étiez vues qu'une fois. Cela m'a surprise, mais je comprends qu'elle passe tout son temps à la clinique.

Geraldine éclata de rire.

- Oui, elle s'occupe de la plomberie digestive de nos bonnes ladies. J'ai consulté le docteur Cullen avec maman récemment et Victoria m'a paru différente. Elle est aussi gentille que d'habitude, mais j'ai noté quelque chose de changé en elle que je ne saurais pas expliquer.

- Elle a trouvé une nouvelle passion, je crois. Dit lady Marianne quand le thé fut servi à ses invitées. Mais assez parlé de Victoria, je vous ai fait venir pour vous soumettre une idée qui pourrait aider Rosie. En vérité, elle vient de ce cher Mr. Kearney, mais nous avons peaufiné les détails ensemble et le projet me semble vraiment intéressant à présent.

Rosie se sentit pâlir. Elle devait garder la tête froide, surtout devant une autre « idée » de lady Marianne. Au moins, celle-ci ne l'appelait plus Rosalind. Elle se redressa, prit une profonde inspiration et fit un beau sourire.

- Formidable, lady Marianne ! S'il vous plaît, dites-moi ce que vous avez en tête.

Les Filles d'EnnismoreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant