Cette année-là, les arbres d'Ennismore ne firent presque aucun effort pour arborer les couleurs de l'automne, et quand l'hiver arriva, il ne restait plus que des branches nues et sans vie. Même la lumière du jour restait lugubre et morne. Victoria regardait les nuages gris par la fenêtre de sa chambre et se demandait si le soleil reviendrait un jour. La nature semblait refléter la menace qui pesait sur Ennismore.
Elle prenait la plupart de ses repas seule dans sa chambre, mais l'ennui la poussait parfois vers la salle à manger familiale. Pourtant, elle ne pouvait pas y mettre le nez sans avoir l'impression que la tension allait la suffoquer. Les domestiques les servaient sur la pointe des pieds et, à leur façon de porter délicatement chaque assiette, on aurait pu croire qu'elles s'apprêtaient à tomber en poussière à tout moment.
Lord Ennis avait quitté Ennismore dès le lendemain de son affrontement avec Valentin et, lors de ses rares passages, lui et sa femme s'ignoraient complètement. Sofia et Valentin partageaient leurs repas chaque jour en silence. Sans l'enthousiasme enfantin de lady Louisa, Victoria n'aurait pas pu supporter d'être là. Sa tante avait enfin gagné les faveurs du révérend Watson et la perspective de son mariage la mettait dans tous ses états. Victoria l'écoutait avec plaisir discourir sur les préparatifs et les travaux qui devraient être réalisés au presbytère, et lui réclamait toujours plus de détails.
Pour ce qui était de l'atmosphère pesante et tendue, Ennismore et ses environs n'avaient pas le monopole. Un mauvais pressentiment planait sur toute l'Irlande, comme si une grosse bête dangereuse allait bientôt se réveiller d'un très long sommeil. L'insurrection de Pâques avait semé les graines de la révolution et, même s'il n'y avait pas eu d'autre rébellion ouverte, la rancœur et la rogne suppuraient sous la surface. Loin d'avoir été écrasé, comme lady Ennis l'avait déclaré, le mouvement des volontaires irlandais gagnait de l'ampleur et s'étendait bien au-delà de Dublin.
- De plus en plus de garçons s'engagent. Fit un jour remarquer Anthony Walshe. Je les ai vus s'entraîner au grand jour en plein milieu de Castlebar, pas plus tard que la semaine dernière.
- Ce sont de doux rêveurs. Déclara Mrs. O'Leary, sceptique. Comme les gars de Dublin. Ils ne comprennent donc pas à qui ils ont affaire ? Faut-il encore d'autres morts ?
Anthony secoua la tête.
- Les rebelles de Dublin ont peut-être échoué,mais les Anglais ont fait d'eux des martyrs et c'est comme s'ils avaient réveillé un géant endormi. De nouveaux leaders viendront et retenteront le coup bientôt, croyez-moi.
- Pour l'instant, ce sont de jeunes idiots qui jouent aux soldats. Dit Sadie Canavan en entrant dans la cuisine. Ils n'ont aucune discipline. Il paraît que, du côté de Cork, certains s'amusent à mettre le feu à de grandes maisons comme celle-ci pour faire sortir tout le monde en pyjama en plein milieu de la nuit.
- Ce ne sont que des rumeurs, Sadie. Répondit Mrs. O'Leary. Ils n'oseraient jamais faire une chose pareille.
- Monsieur Valentin l'a dit lui-même, non Thelma leva les yeux de sa casserole.?
- Ils ne viendraient pas ici, n'est-ce pas, Anthony ?
- Qui sait ce qu'ils pourraient te faire, Thelma ! Répondit-il. Tout peut arriver !
- Silence ! Anthony. Le gronda Mrs. O'Leary. Ne lui faites pas peur !
- Eh bien qu'ils viennent, je m'en fiche. Déclara Sadie par-dessus son épaule. Moi, je ne serai plus là.Je vivrai à Castlebar avec Madame et le révérend. Je pense qu'on y sera en sécurité puisqu'ils ciblent les propriétaires. Et d'ailleurs, il est grand temps qu'ils paient pour leurs péchés durant la famine.
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Les Filles d'Ennismore
RomanceIrlande, début du XXe siècle. À huit ans, Rosie croise le chemin de Victoria, la jeune héritière du domaine d'Ennismore. Celle-ci s'ennuie et voit en la fille d'un métayer, l'amie dont elle rêve tant. Au grand dam de sa mère, elle arrive à convaincr...