Un matin du mois de juin 1917, Rosie Killeen quitta pour la dernière fois le confort du cottage familial. Tout sourire, elle prit à travers champs jusqu'au chemin qui reliait la ferme des Killeen au domaine Ennis. Elle portait une robe simple de coton blanc bordée de dentelle et une couronne de fleurs sauvages sur ses cheveux bruns. Elle allait à son mariage. Valentin lui avait demander de l'épouser lorsqu'ils étaient partis tous les deux en promenades, à l'endroit préférée de Rosie. Cette fameuse forteresse des fées, dans les bois où elle jouait enfant. Là où elle avait montrée à Victoria et lui avait parlé des petites créatures qui vivaient sous la terre et qu'il ne fallait surtout pas déranger. C'était un endroit silencieux, loin de tout, mais Rosie avait grandi à la campagne et avait appris à écouter tous les sons qui l'entouraient. Les oiseaux chantaient, une petite brise murmurait entre les feuilles et les lapins détalaient dans les fourrés. Au loin, les mouettes criaient au-dessus du lac.
Elle poussa la lourde grille de fer d'Ennismore en pensant à la petite fille de huit ans qui avait parcouru ce même trajet pour la première fois dix- sept ans plus tôt. Aujourd'hui, elle n'avait plus l'impression que des fantômes la guettaient derrière les arbres bordant l'allée. Aujourd'hui, elle n'avait plus peur et savourait le spectacle des pâturages verdoyants, des arbres au feuillage abondant, de la grande maison récemment chaulée de rose, étincelante dans le soleil.
L'herbe humide chatouillait ses pieds nus, le soleil lui chauffait agréablement le visage, les oiseaux chantaient comme en signe de bienvenue et elle entendait au loin les cris du gibier à plumes sur le lac Conn et les beuglements du troupeau dans un champ. Elle se félicitait d'avoir insisté pour faire le chemin toute seule. Chaque instant la transportait du passé vers l'avenir, un millier de souvenirs se bousculant dans son esprit. Les leçons prises avec Victoria, sa honte quand elle avait dû récurer les marches du perron pour la première fois, le choc que lui avait infligé le mariage de Valentin et Sofia... Tout cela lui semblait loin désormais, comme des photos passées, et même si ces souvenirs feraient toujours partie d'elle, ils n'étaient rien comparés à ceux qui attendaient de naître.
La veille au soir, elle s'était mise à genoux pour confesser ses péchés au jeune curé récemment arrivé à Sainte-Brigide, sans omettre aucun détail de sa relation avec Cathal. À la fin, tandis qu'elle attendait le jugement de Dieu, ce fut Cathal qui lui donna l'absolution. Elle l'avait senti à ses côtés.
Lorsque Rosie arriva devant la grande maison, la petite Kate dévalait déjà les marches du perron pour courir à sa rencontre. Elle serra contre elle la fille de Bridie jusqu'à ce que la petite se mette à gigoter dans ses bras.
- Granny dit que je ne dois pas froisser la robe. Expliqua-t-elle.
Kate portait une robe identique à la sienne, toutes les deux confectionnées par Ma, et une couronne de marguerites. Comme Rosie, elle avait les cheveux bruns et bouclés, et les yeux noisette. Une autre Roisin Dubh. Rosie prit la main de la fillette et hésita un instant car elle entendait un air traditionnel enjoué résonner du côté du jardin, où la cérémonie devait avoir lieu. Mais Victoria sortit sur le perron, dans une robe bleu pâle qui ressemblait à celle qu'elle portait le jour de leur rencontre. Retenant la couronne de tournesols qui ornait ses cheveux blonds, elle courut à leur rencontre. Aussitôt, Kate tira sur sa jupe et lui dit :
- Rosie n'a pas mis ses chaussures !
Rosie enfila vite la paire de chaussures blanches qu'elle portait à la main et monta les marches avec Kate et Victoria. Son père l'attendait dans un costume gris tout neuf. Il lui tendit le bras en souriant et le cœur de Rosie se serra.
- Viens, ma fille. Dit-il. Ton fiancé t'attend.
John Killeen guida sa fille jusque dans le jardin et ils laissèrent la petite Kate les précéder en lançant vigoureusement des pétales de rose sur son chemin. Victoria suivit, mince et majestueuse, le soleil faisant étinceler ses cheveux blonds. Les musiciens entamèrent << Donne-moi ta main », un air lent et envoûtant.Au bras de son père, Rosie avança vers la grotte de rocaille au bout du jardin, la musique se mêlant aux murmures des invités assis sur des chaises de chaque côté de l'allée. Puis Rosie n'entendit plus rien: Valentin était là, dans le soleil. Quand leurs regards se rencontrèrent, le monde entier disparut. Le père de Rosie recula et Valentin lui tendit la main.La réception fut joyeuse et animée. Anthony Walshe jouait de l'accordéon, accompagné par Mrs. Murphy à la flûte et le plus jeune frère de Rosie au violon. Un parquet avait été installé pour servir de piste de danse. Le déjeuner préparé par Mrs. O'Leary et Thelma fut servi sous forme de buffet, les invités déambulant librement d'une table à l'autre dans le jardin. Rosie sourit en pensant qu'un tel manque de formalisme aurait scandalisé lady Ennis. Ni celle-ci, ni lady Louisa et son nouveau mari n'assistèrent au mariage, mais Rosie s'amusa de constater que Sadie Canavan avait quand même réussi à venir. Le révérend Watson avait refusé de conduire la cérémonie, mais lady Marianne Bellefleur avait trouvé un éminent juge pour prendre sa place. La bonne lady et son compagnon de toujours étaient arrivés, en fanfare, comme à leur habitude.
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Les Filles d'Ennismore
RomanceIrlande, début du XXe siècle. À huit ans, Rosie croise le chemin de Victoria, la jeune héritière du domaine d'Ennismore. Celle-ci s'ennuie et voit en la fille d'un métayer, l'amie dont elle rêve tant. Au grand dam de sa mère, elle arrive à convaincr...