Chapitre 31

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Pendant que Cathal O'Malley se remettait de sa rechute, les volontaires irlandais, tout comme l'armée des citoyens irlandais et le conseil militaire de la Confrérie républicaine irlandaise, décidaient que le temps de l'insurrection était venu. Des informations avaient fuité, et l'impact du soulèvement serait probablement moins important si la guerre se terminait avant qu'il ait eu lieu.

Le plus gros problème restait le manque d'armes, comme Cathal le répétait souvent. Au mieux, les volontaires ne disposaient que d'un millier d'armes à feu, trop peu pour soutenir une rébellion à Dublin, a fortiori dans le reste du pays. Les volontaires et les autres organisations comptaient beaucoup sur une livraison d'armes en provenance d'Allemagne, arrangée par sir Roger Casement, diplomate et nationaliste d'ascendance protestante irlandaise. Vingt mille armes devaient arriver par bateau sur la côte sud-ouest de l'Irlande au début du mois d'avril 1916. Hélas, la marine britannique avait été prévenue et attendait. Le capitaine allemand avait préféré saborder son bateau et toutes les armes avaient fini au fond de la mer.

Ce naufrage était une perte immense pour les nationalistes et de nombreux observateurs, dont l'armée britannique, pensaient qu'il marquerait la fin de la rébellion. C'est pourquoi de nombreux soldats britanniques passaient la journée au champ de courses quand, le lundi de Pâques 1916, l'insurrection commença.

Le Grand National irlandais était un temps fort de la saison des courses à Fairyhouse. Cette année-là encore, une foule compacte s'y pressait, lords et ladies côtoyant fermiers et ouvriers. Les femmes en chapeaux de fête et robes en soie, les hommes en queue-de-pie et vestes de laine rugueuse, les soldats anglais en uniforme et les jockeys dans des casaques chamarrées déambulaient sous les cris des bookmakers qui annonçaient les cotes. Les odeurs de terre et de la sueur des chevaux se mêlaient aux parfums enivrants des femmes. Et par-dessus tout cela, le soleil prodiguait une chaleur estivale.

Victoria traversait la foule en direction du box de sa famille. À n'importe quel autre moment, le spectacle l'aurait ravie, mais elle avait l'impression de flotter dans une brume de tristesse. Cela durait depuis le départ de Brendan. Elle passait ses journées dans l'hébétude, toutes ses émotions assourdies, comme les notes étouffées d'un piano. Tante Marianne tentait en vain de la faire sortir, essuyant des refus catégoriques. Ce n'était que pour voir sa famille, en particulier son cher papa, qu'elle avait accepté de venir au champ de courses.

- Victoria, ma chérie ! Que c'est bon de te voir ! Tu as l'air en forme.

Lord Ennis serra sa fille dans ses bras avec un enthousiasme qu'elle ne se rappelait pas lui avoir jamais vu.

- Je suis heureuse de vous voir aussi, papa. Vous m'avez manqué.

Elle remarqua, bouleversée, à quel point il avait changé. Il était plus mince, ses cheveux plus gris, et ses rides plus marquées. Serait-il tombé malade ?

- Viens, ta maman nous attend.

Victoria suivit son père jusqu'au box privé au dernier étage du pavillon. Sa mère, tante Louisa et Sofia ressemblaient à une rangée d'oiseaux colorés avec leurs grands chapeaux à plumes et leurs robes de soie et brocart. Sofia se leva pour l'embrasser, mais sa mère et sa tante restèrent assises, si bien que Victoria dut se pencher pour leur donner une bise sur la joue. Sa mère tapota la chaise à côté d'elle.

- Assieds-toi, Victoria. Je veux que tu me racontes tout ce que tu as fait.

Victoria et Sofia échangèrent un regard en souriant. Lord Ennis annonça qu'il allait placer un pari.

- Un de nos chevaux dispute le Grand National. Expliqua-t-il. Il s'appelle Julian, comme notre petit-fils, alors souhaitez-lui bonne chance. Il va courir contre un cheval appartenant à un Américain et, bien entendu, on ne peut pas laisser les Américains gagner ! Sans vouloir vous vexer, Sofia.

Les Filles d'EnnismoreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant