Au début du mois de mai, les quinze leaders de l'insurrection furent exécutés à la prison de Kilmainham, et des centaines de prisonniers transférés vers l'Angleterre et le Pays de Galles. Le défilé des cercueils dans les rues de Dublin contribua à modifier, presque imperceptiblement, l'opinion publique: la colère remplaçait les railleries du début. Par sa rapidité et sa dureté, la punition infligée par le gouvernement anglais changeait en martyrs les jeunes rêveurs et poètes du lundi de Pâques.
Victoria travaillait, mais dans un état proche de l'hébétude. Lady Marianne insistait pour qu'elle se repose enfin à la maison, en vain. Pour unique concession, Victoria acceptait que Céline l'accompagne jusqu'à l'hôpital et vienne l'y chercher le soir, des trajets silencieux mais où Victoria trouvait quand même un peu de réconfort, grâce à la main de Céline qui soutenait son coude. Elle faisait tout machinalement bander une blessure ou mesurer une température -, ses mains travaillant toutes seules. Quant à son esprit, il était enfermé au loin, dans une cellule du Pays de Galles auprès de Brendan Lynch.
Bientôt, de plus en plus de patients se présentèrent avec de fortes fièvres et des nausées: un nouveau virus se propageait dans les quartiers pauvres de Dublin, à une vitesse que les médecins jugeaient inquiétante. Même les premiers morts ne touchèrent pas Victoria, capable de couvrir le visage d'une mère ou d'un bébé avec un drap blanc sans rien ressentir
C'est ainsi qu'au premier abord, elle ne reconnut pas Bridie et son enfant parmi les autres femmes décharnées qui serraient contre elles des enfants malades dans la salle d'attente de l'hôpital. Ce n'est que lorsqu'elle vint mesurer sa température que quelque chose dans le regard de la jeune femme lui parut familier.
- Bridie ? C'est vous ?
La femme hocha la tête, sans reconnaître Victoria.
- Occupez-vous de mon enfant, miss. Dit-elle. Ne vous inquiétez pas pour moi.
Toutes les deux étaient touchées et auraient dû être admises, malheureusement on manquait de lits dans tous les services. Mais c'était la sœur de Rosie. Cette pensée sembla percer le brouillard dans l'esprit de Victoria. Je dois les aider. Je ne peux pas laisser mourir la sœur de Rosie.
Les efforts des médecins ne parvinrent pas à sauver Bridie. On dut retirer l'enfant de ses bras pour la recouvrir elle aussi d'un drap, puis on envoya quelqu'un prévenir son mari à Foley Court, mais il était introuvable. L'enfant resta à l'hôpital.
Ce soir-là, Victoria alla rendre visite à Rosie à Moore Street. Elle trouva la porte d'entrée ouverte et pénétra dans la maison. Rosie était seule, assise sur un fauteuil dans le salon, les yeux dans le vague. Elle ne bougea pas quand Victoria s'installa en face d'elle. Le silence les enveloppa. Victoria se remémora les événements des dernières semaines: Cathal blessé dans cette pièce; son enterrement quelques jours plus tard au cimetière Glasnevin, dans un carré réservé aux rebelles; Rosie stoïque et très pâle, qui jetait un lys blanc sur le cercueil. Elle attendit que son amie prenne conscience de sa présence.
- Victoria ? Je ne t'ai pas entendue entrer.
La voix de Rosie n'était guère plus qu'un murmure. Victoria sourit.
- Je ne voulais pas te déranger. Tu semblais perdue dans tes pensées.
- C'est là que je passe le plus clair de mon temps ces jours-ci. Dans mes souvenirs.
- Je sais.
- Je vais te préparer du thé. Déclara Rosie en se levant.
- Non, laisse-moi faire.
VOUS LISEZ
Les Filles d'Ennismore
RomanceIrlande, début du XXe siècle. À huit ans, Rosie croise le chemin de Victoria, la jeune héritière du domaine d'Ennismore. Celle-ci s'ennuie et voit en la fille d'un métayer, l'amie dont elle rêve tant. Au grand dam de sa mère, elle arrive à convaincr...