Valentin fit irruption dans le salon de lady Marianne, livide de colère.
- Comment papa a-t-il pu me faire ça ? S'écria-t-il. Comment a-t-il osé se mêler de ma carrière militaire ? Je ne suis plus un petit garçon. Je suis un homme.
Victoria et lady Marianne l'observaient, médusées.
- De quoi parles-tu, Valentin ? Qu'a-t-il fait ? Demanda Victoria.
- Papa a cru bon d'user de son influence pour m'empêcher de rejoindre mon régiment au front. À la place, je dois rester ici à la garnison de Dublin.
Victoria avait envie de sauter de joie pour saluer cette excellente nouvelle, car son frère serait bien plus en sécurité à Dublin qu'en France, mais elle n'osait pas bouger. Lady Marianne vint à sa rescousse.
- Allons, Valentin, est-ce si terrible ? Ton père veut seulement te protéger.
- Pas moi, tante Marianne. Il veut protéger le domaine et son avenir. Répondit-il en se passant la main dans les cheveux. Quand je pense qu'il ne m'en a pas dit un mot quand j'étais à Ennismore.
- Il a bien dû y faire allusion. Objecta Victoria.
- Mais non ! Il m'a tenu son discours habituel sur le fardeau que représente la gestion du domaine. Des arguments que j'ai entendus des centaines de fois. Mais il n'a jamais parlé de ça ! Vous n'imaginez pas à quel point c'était humiliant de me présenter à mon régiment et d'apprendre la nouvelle comme ça. Dieu sait ce qu'ils pensent de moi... Ils doivent me prendre pour un lâche !
- Bien sûr que non ! S'exclama Victoria. Ils te connaissent.
- Ils pensaient me connaître, mais maintenant je dois passer pour le fils pourri gâté qui se sert de l'argent de sa famille pour se protéger.
Victoria comprit qu'elle ne pourrait pas le faire changer d'avis. Cela lui brisait le cœur de le voir ainsi, en pleine tourmente. Elle se souvenait de l'expression de son père lorsqu'il lui avait dit au revoir à Dublin. Elle l'avait trouvé frêle. La gestion du domaine familial était peut-être effectivement un fardeau trop lourd pour lui seul. Mais leur père n'aurait jamais osé prendre cette initiative, sa fierté ne le lui aurait pas permis. Non, leur mère était derrière cette histoire, c'était certain. Le peu de respect que Victoria accordait encore à sa mère diminua un peu plus. Bientôt, c'était à craindre, elle ne parviendrait même plus à lui parler poliment.
Après le départ de Valentin, Victoria retomba sur son fauteuil, tiraillée par des sentiments contradictoires. D'un côté, le soulagement et la joie de savoir que son frère n'irait pas au front mais resterait avec elle à Dublin. De l'autre, la tristesse de le voir si tourmenté par l'intervention de leur père. Soudain, une autre idée lui vint à l'esprit. Plus longtemps Valentin resterait à Dublin, plus il aurait de chances de découvrir où Rosie travaillait, et où elle vivait.
S'inquiéter à ce propos ne servait à rien. Rosie vivait sa vie, Valentin la sienne. Elle ne pouvait rien y faire et leur relation ne la regardait pas. Elle décida de rendre à Valentin la lettre qu'il lui avait confiée, la prochaine fois qu'elle le verrait.
Victoria arriva en retard à l'hôpital ce matin-là et s'excusa en invoquant une urgence familiale. Elle avait beau s'appliquer dans son travail, les autres infirmières la prenaient pour une dilettante car son accent et son attitude la différenciaient d'elles, tout comme le fait qu'elle travaillait gratuitement. Les autres l'auraient peut-être acceptée plus facilement si elle avait été mariée, une riche bourgeoise de plus qui voulait « faire le bien ». Mais personne ne savait que penser d'une jeune femme célibataire de bonne famille. Elle partait toujours la dernière, ne refusait jamais une tâche, même déplaisante, se montrait aussi respectueuse envers ses collègues qu'envers les patients, et pourtant on se méfiait d'elle.
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Les Filles d'Ennismore
عاطفيةIrlande, début du XXe siècle. À huit ans, Rosie croise le chemin de Victoria, la jeune héritière du domaine d'Ennismore. Celle-ci s'ennuie et voit en la fille d'un métayer, l'amie dont elle rêve tant. Au grand dam de sa mère, elle arrive à convaincr...