Chapitre 9

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Le lendemain du jour de Noël 1911, il ne restait plus à Ennismore que Victoria et Valentin Bell et les domestiques. Lord Ennis, son épouse et lady Louisa étaient partis pour leur visite annuelle au marquis de Sligo dans sa grande demeure de Westport, et Thomas était à Londres pour revoir les Hoffman. Puisqu'ils ne s'absentaient que pour une courte durée et que le marquis disposait de très nombreux domestiques, lady Ennis avait excusé Immelda et Sadie.

Les domestiques soufflaient enfin. Il était rare qu'ils aient la maison pour eux seuls et peu de travail. La famille Bell quittait rarement le domaine, sauf l'été où ils passaient un mois à Dublin et un autre à Londres. Cette période était consacrée à un grand nettoyage de la maison et tous s'activaient pour laver l'intégralité du linge, astiquer l'argenterie et faire briller les dizaines de fenêtres. À son retour, lady Ennis inspectait la maison de fond en comble de son œil de lynx, Mr. Burke sur ses talons.

Cette fois, les domestiques se trouvaient désœuvrés. Ceux qui souhaitaient rentrer voir leurs familles reçurent l'autorisation de s'absenter, mais peu le firent. Ennismore était plus confortable que la plupart de leurs cottages et la nourriture qu'on y servait, bien meilleure. Sans compter que c'était l'occasion de célébrer les fêtes de fin d'année ensemble, et tous voulaient se prêter au jeu.

Le soir du réveillon du Nouvel An, Mrs. O'Leary servit un festin digne d'un palais royal. Pendant plusieurs jours, la cuisinière futée avait mis des provisions de côté, juste assez pour que lady Ennis n'y voie que du feu. L'office était décoré de couronnes de houx, de gui et de poinsettias pris dans les étages, et tous s'attablèrent dans une atmosphère joyeuse. Mr. Burke, comme toujours, menait la prière, mais au lieu des murmures habituels, les domestiques les récitèrent avec un enthousiasme réel. On versa le vin, puis on s'attaqua au gigot d'agneau rôti, accompagné de pommes de terre, de carottes, de légumes verts et d'une sauce riche et épaisse. Tout le monde parlait en même temps, à l'exception d'Immelda Fox qui, comme à son habitude, ne prenait pas part à la conversation.

- Il n'y a pas une seule famille de l'aristocratie irlandaise qui dîne mieux que nous ce soir. Déclara Mrs. O'Leary en levant son verre.

Tout le monde hocha la tête.

- Et aucune meilleure compagnie. Ajouta Anthony Walshe.

Rosie sourit et acquiesça de la tête avec les autres, mais elle ne prenait pas le même plaisir. Elle pensait à Valentin et aux changements que la nouvelle année apporterait.

Mrs. O'Leary, que le vin rendait mélancolique, se tourna vers le jeune Sean.

- Ah, Seaneen, je pense que ce sera le dernier Noël que nous passerons ensemble. Tu ne rentreras peut-être plus jamais en Irlande.

Sean lui tapota le bras.

- Oh ! Bien sûr que non, Mrs. O. Je vais tenter ma chance en Amérique, mais mon cœur restera toujours ici.

- J'ai entendu dire que personne n'en revient jamais. S'écria Thelma, les yeux écarquillés.

Sean sourit, révélant ses fossettes.

- Oh ! Je vais te manquer, Thelma ?

Elle rougit jusqu'aux oreilles et baissa la tête.

- Allons, Thelma, on dirait que tu parles d'une condamnation à mort. La raisonna Brendan.

- Elle n'a pas tort. Répondit Anthony qui étirait ses petits bras et prenait un ton solennel. Ceux qui reviennent ne sont pas nombreux. C'est ainsi depuis la période de la famine.

Le silence s'installa autour de la table, tandis que chacun se perdait dans ses pensées.

Il a raison. Pensa Rosie. Sean ne reviendra probablement jamais, et Valentin non plus s'il part.

Les Filles d'EnnismoreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant