Le soleil n'était pas encore levé quand la jeune Rosie Killeen, alors âgée de huit ans, ferma derrière elle la porte du cottage familial et resta un moment immobile, tremblante, dans le froid. En général, elle aimait bien sortir seule à la première heure, mais ce matin-là, c'était différent. Inquiète, elle chercha son ami, un collier noir et blanc avec une oreille pliée. Elle attendit qu'il arrive et renifle sa main pour se mettre en route.
Après une profonde inspiration, elle partit à travers champs dans l'obscurité, pieds nus, ses bottes neuves à lacets sous le bras. Les vaches l'observaient par-dessus les murets de pierre, leurs grands yeux liquides pleins de curiosité. Les poules couveuses caquetaient, assises sur leurs œufs, et un coq contrarié que l'on ait devancé son chant matinal la suivit un moment, picorant à ses pieds.
Elle ralentit à l'approche de l'étroit sentier plein d'ornières qui séparait la ferme des Killeen de la propriété des Ennis. Le courage qui lui avait permis d'assurer à sa mère, avec bravade, qu'elle pouvait faire le trajet toute seule, s'était envolé. Elle n'avait plus qu'une envie à présent, faire demi-tour, rentrer au cottage en courant et s'agenouiller auprès de sa mère qui préparerait le soda bread dans une poêle, au-dessus du grand feu de tourbe. L'envie passa et elle traversa la route pour gagner la grande grille en fer forgé qui délimitait le domaine des Ennis. Elle resta un moment à la regarder, pressant plus fort ses bottines contre elle et se mordant la lèvre. Puis elle redressa les épaules et la poussa de toutes ses forces.
La grille s'ouvrit en grinçant et Rosie se tourna vers son chien.
- Rentre à la maison, Rory, bon chien.
L'animal leva de grands yeux tristes et se mit à gémir.
- Tu ne peux pas venir avec moi, Rory. Ce n'est pas un endroit pour toi.
Une longue allée sombre, bordée d'arbres, serpentait vers un monde étrange et terrifiant. Les fantômes des histoires qu'elle avait entendues au coin du feu chez ses parents l'épiaient, tapis dans l'ombre des hêtres noueux les cavaliers sans tête, les chiens de chasse hurlants, les âmes damnées qui sortaient de leurs tombeaux.
Elle regarda droit devant elle et pressa le pas, le cœur battant.
Elle ralentit lorsque l'allée fit place à des pâturages, mais sans oser lever la tête. Elle entendait le bruit de succion de ses pas dans l'herbe mouillée, les premières notes des chants d'oiseaux se préparant pour la chorale de l'aube, et les petits cris des canards sauvages en provenance du lac. Ces sons familiers l'apaisèrent et elle s'autorisa enfin à lever les yeux. Là-devant, perchée au sommet d'une petite colline et entourée de pelouses lisses et vertes, se tenait la grande maison, ses murs en pierre blanchis à la chaux baignaient dans le rose pâle de l'aube.
Elle s'arrêta. Toutes les histoires sur la « grande maison » racontées par ses parents et les voisins ne l'avaient pas préparée à tant de beauté. Trois étages d'élégantes lignes carrées, de grandes fenêtres régulièrement disposées de chaque côté de l'immense porte d'entrée en chêne blanc. Elle semblait sortie tout droit d'un conte de fées. Rosie oublia sa peur et se prit à imaginer les princesses à l'intérieur, leurs chants romantiques et le thé servi dans de jolies tasses en porcelaine. De petites vagues de plaisir la parcoururent tandis qu'elle se tenait là, perdue dans ses rêves.
Des cris distants la firent sursauter et elle se souvint pourquoi elle était venue. À contrecœur, elle s'arracha au spectacle de la maison et à son imagination, enfila ses bottines et noua soigneusement les lacets. Puis elle se redressa, arrangea ses boucles brunes derrière ses oreilles et lissa les plis de sa jupe à smocks rayée, avec l'espoir que personne ne remarquerait les endroits où on l'avait raccommodée. Elle prit une profonde inspiration et, se remémorant les indications de sa mère, elle hâta le pas et passa sous le porche voûté qui menait à l'écurie et à la cour. Quand elle entra dans la cuisine, située à l'arrière de la maison, les douces illusions dont elle s'était bercée s'envolèrent.
VOUS LISEZ
Les Filles d'Ennismore
RomanceIrlande, début du XXe siècle. À huit ans, Rosie croise le chemin de Victoria, la jeune héritière du domaine d'Ennismore. Celle-ci s'ennuie et voit en la fille d'un métayer, l'amie dont elle rêve tant. Au grand dam de sa mère, elle arrive à convaincr...