Troisième partie : Dublin 1912-1914 : Chapitre 10

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La nuit tombait quand Rosie descendit du train à la gare de Westland Row, à Dublin, le 1er janvier 1912. Elle était ankylosée après le long voyage qu'elle avait dû effectuer collée contre la vitre parce qu'une famille de paysans montée à Mullingar s'était étalée sur les sièges en bois, comme si elle avait été invisible. Elle posa son sac sur le quai, étira son dos et fit jouer ses épaules.

- A votre place, je ferais pas ça, miss ! Cria un porteur en regardant son sac. Vous risquez de vous le faire piquer.

Surprise, Rosie reprit son bagage et se mit en route. La foule se pressait autour d'elle, des mères qui portaient leur bébé dans un châle, des hommes bourrus, certains titubant, et des jeunes filles de son âge dans des tenues bon marché et tape-à-l'œil. Elle s'empêchait de les dévisager pour ne pas montrer qu'elle n'était qu'une campagnarde, innocente et naïve. Sadie et les autres lui avaient raconté bien assez d'histoires sur les gens de Dublin qui lui voleraient jusqu'à ses yeux s'ils en avaient l'occasion. Elle serra son sac et hâta le pas, le menton bien haut.

La foule pressée des trottoirs la bousculait comme si elle n'avançait pas elle aussi, et sans jamais un mot d'excuse. Elle portait une longue jupe en laine, un chemisier au col montant sous une veste en tweed et elle avait noué ses cheveux en chignon sous son petit chapeau marron. Elle aurait pu passer pour une institutrice, une vendeuse de boutique, voire une femme de chambre. Sans qu'elle ait cherché à attirer l'attention, elle s'apercevait que les hommes la regardaient. Elle reprit dans sa main le morceau de papier où était notée l'adresse de Bridie. Elle l'avait griffonnée à la hâte avant de quitter le cottage comme une voleuse, laissant derrière elle sa famille endormie. Un mot sur la table les prévenait de son départ pour Dublin, afin de rendre visite à Bridie. Ma serait peinée, mais Rosie n'avait pas su quoi dire d'autre. Elle ne s'avouait même pas en son for intérieur la raison véritable de sa fuite.

Elle s'arrêta plusieurs fois pour demander son chemin, en faisant bien attention de choisir quelqu'un à l'air gentil, ou du moins inoffensif, avant de repartir d'un pas vif. Les lampadaires s'allumaient à mesure que la nuit tombait, dessinant des ombres menaçantes dans les coins et les allées sombres. Elle quitta l'agitation de Sackville Street pour Montgomery Street et un dédale de ruelles étroites.

Plus la foule disparaissait, et la lumière avec, plus l'appréhension la gagnait. Enfin, elle trouva Foley Court et dut prendre une profonde inspiration pour se donner du courage. Elle s'était attendue à tout sauf à cela. Des immeubles de quatre étages se pressaient les uns contre les autres comme des soldats fatigués à la fin d'une bataille. Certains étaient noircis, suggérant un incendie, d'autres tout gris et délabrés, et tous semblaient sur le point de s'effondrer.

Trois petits garçons passèrent à côté d'elle en courant, à la poursuite d'un chien émacié. L'un d'eux tira sur sa jupe et dit quelque chose qu'elle comprit pas. Elle se força à avancer, en prenant garde d'éviter les détritus sur le trottoir, et s'arrêta ne devant le numéro 6, un immeuble aussi couvert de suie que les autres. Des femmes de tous âges étaient rassemblées sur les marches de l'immeuble. Elles se passaient une bouteille de gin.

- Excusez-moi. Dit-elle d'une voix tremblante comme elles levaient des yeux curieux et durs vers elle. Je cherche Bridie Delaney.

Personne ne lui répondit.

- C'est ma sœur. Poursuivit-elle. Elle est mariée à Mr. Michael Delaney.

L'une des femmes éclata de rire, exposant des dents abîmées.

- Vous entendez ça, les filles ? Mr. Michael Delaney, s'il vous plaît ! Il n'y a personne de ce nom ici, mais si c'est Micko Delaney que vous cherchez, vous pourrez le trouver au quatrième étage, s'il n'est pas encore au pub.

Les Filles d'EnnismoreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant