Chapitre 5 - L'Élixir

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C'était une autre des raisons pour lesquelles Aina sortait du lot. Elle n'était pas comme tout le monde. Si elle avait le visage bien dessiné et parfaitement symétrique, cela n'était pas le cas du reste du monde. Les gens normaux n'arboraient aucune expression, hormis celle que la jeune femme leur imaginait, à partir des ombres floues que dessinait le discret relief de leur visage et qui donnaient l'illusion de remplacer les traits qu'ils ne possédaient pas. Leur aspect général donnait l'impression à Aina qu'ils étaient quelqu'un et personne à la fois, comme une silhouette floue que l'on apercevrait dans le reflet d'un lac et dont on ne pourrait distinguer les caractéristiques.

« Encore ? » s'étonna-t-il en croisant les bras sur sa poitrine.

La jeune femme souffla du nez et haussa les épaules.

« Vous savez bien que ce n'est pas moi qui choisit. »

Aina se contentait de faire ce que l'on lui ordonnait, sans poser la moindre question. Daniel dodelina et elle eut presque l'impression qu'il aurait levé les yeux au ciel, si seulement il en avait possédé.

« Tes maîtres n'ont-ils donc aucun goût pour les bonnes choses ? » s'offusqua-t-il, comme si on venait de lui dire de faire don de sa précieuse échoppe. « Pourquoi continuer à manger la même chose ! »

Daniel était un commerçant dans l'âme, qui vivait de l'excitation que lui procurait la nouveauté et le risque, aussi ne comprenait-il pas le mode de vie « routinier » des Signavit, qui n'avaient l'air d'être à ses yeux que des gens étranges et ennuyeux.

« La variété et l'innovation, miss ! » gesticula-t-il « c'est le secret d'un repas réussi ! »

La jeune femme hocha la tête d'un air absent, faisant abstraction de sa voix mécontente et outrée, pour observer ses produits. Le boucher faisait les mêmes remarques chaque fois qu'elle venait, comme un vieux disque rayé. Il s'étonnait toujours de la voir acheter les mêmes aliments et lui répétait toujours sans cesse à quel point la routine de la famille qu'elle servait était démodée.

Elle avait l'habitude de ses petits coups d'éclats, puisqu'elle venait ici depuis maintenant plusieurs années. Elle le laissait donc se plaindre et prêcher pour sa paroisse, sans faire cas de ce qu'il pourrait bien dire et penser. L'homme ne semblait pas se préoccuper de son attitude, parce qu'il ne s'en rendait pas compte, ou tout simplement parce qu'il faisait semblant de ne pas le voir.

Elle aperçut un beau morceau de bœuf, posé sur l'étalage et en saliva presque, réprimant l'envie pressante qu'elle avait, d'outrepasser les consignes de ses maîtres pour prendre des initiatives et changer le menu.

[Ne faites que ce qu'on vous demande et rien d'autre.]

Elle sursauta presque lorsque le souvenir de la voix caverneuse et terrifiante du patriarche s'imposa à elle et sa main qui était tendue vers le met alléchant s'arrêta presque aussitôt, pour retourner dans sa poche.

Elle se souvint de la seule fois où elle avait, sans même savoir ce qui lui avait pris, tenté de déroger aux règles du manoir. Elle ne se rappelait pas bien de ce moment, probablement parce qu'elle avait été si choquée que son esprit en avait été brièvement déconnecté. Ce souvenir était très flou et imprécis, mais les yeux perçants et froids de son maître lui avait laissé un souvenir impérissable, contrairement à la raison pour laquelle elle avait été réprimandée.

Elle n'arrivait pas à se rappeler de ce qu'elle avait bien pu faire ce jour-là. Tout ce dont elle se souvenait était d'avoir transgressée une règle, même si elle ne savait pas laquelle et d'avoir manqué de finir châtiée pour son affront. La peur... C'était la seule chose qui s'était encrée en elle.

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