Chapitre 1 - Le Manoir Memoria

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Dring.

Une horloge sonna. Le pendule frappa les planches en pin, la trappe s'ouvrit et la statuette en bois d'une petite fille au sourire tordu en sortit, agitant mécaniquement la main.

Après deux cliquetis d'aiguilles – à 8 heures et 2 secondes pile – la porte s'ouvrit et dans la pénombre apparu la silhouette d'une femme. Ses petites chaussures en cuir noir s'enfoncèrent dans la moquette, et le tissu de sa robe de la même couleur bruissa contre le chambranle. Le dos droit, les jambes encrées au sol et le bras droit placé perpendiculairement contre son ventre, elle jeta un coup d'œil aux aiguilles en argent éternellement figées.

La pièce était plongée dans le noir, si bien qu'elle ne voyait guère plus loin que ses orteils, dont le bout était bien ancré sur la laine rouge, juste à la limite. Ses yeux caressèrent le tapis d'un air absent, tandis que son corps balançait presque imperceptiblement d'avant en arrière.

La nuit qui l'enveloppait tout entière lui faisait perdre ses repères et l'obligea à serrer violemment les orteils sur la semelle de ses chaussures, pour retenir le poids de son corps frêle, qui ne manquerait pas de l'entraîner en avant à la moindre seconde d'inattention. Tous ses muscles se contractaient pour la maintenir en place, car dieu savait ce qu'il se produirait si elle franchissait – même par inadvertance – la frontière invisible qui la séparait du cœur de la pièce.

Immobile, les yeux posés quelque part dans le noir, elle camoufla comme à son habitude l'agitation qui l'habitait, de peur de se laisser submerger par celle-ci. Elle se concentra sur la limite, le gouffre invisible et qui serait pourtant si lourd de conséquences si elle se risquait à s'y jeter. Il était comme une flamme ardente : interdit et pourtant si tentant.

Elle s'imaginait ainsi un mur, qui s'étendrait du parquet en acajou au plafond et dont les briques aussi rouge que le sang ne pourraient être brisées par aucun homme. Une muraille infranchissable qui séparerait deux mondes, l'un dans lequel elle vivait quotidiennement et l'autre dont l'accès ne lui serait autorisé – tel le paradis – qu'occasionnellement, par un être supérieur.

Ainsi elle attendit.

Un clic.

Deux clic.

Trois clic.

Et une silhouette surgit tout à côté du mur, à peine dessinée dans la pénombre. Ce n'était pour l'heure qu'une masse noire difforme, qui ondula dans le noir, en faisant bruisser les draps.

Stoïque et sans bouger, elle continua à fixer son regard quelque part dans la grande chambre, juste dans le coin, là où elle savait que l'énorme lit à baldaquin se trouvait. Dans le silence résonna une respiration embrumée et le craquement de quelques os, avant qu'un regard – en était-elle absolument certaine – se posa sur sa personne. Elle ne bougea pas pour autant de sa marque imaginaire, se contentant de cligner régulièrement des paupières et de respirer, puisque cela était les seules choses qu'il lui était impossible de contrôler.

Telle une poupée de porcelaine elle patienta, encore et encore, attendant que la main de son propriétaire vienne lui donner vie, car elle ne pouvait exister sans lui. Elle n'était qu'un objet inanimé, qu'une coquille vide qui ne pouvait avoir d'autre âme que celle que son maître lui insufflait, chaque fois qu'il s'adressait à elle, ou qu'il posait les mains sur ses membres.

Après ce qui sembla être une éternité, le silence se brisa et au son d'un léger raclement de gorge, le gouffre qui se trouvait devant elle se couvrit d'un solide pont en pierres. Aussitôt, son corps plongea vers l'avant et elle s'élança un peu plus profondément dans les ténèbres. Elle marcha droit devant elle, dans ce qui lui sembla être une épaisse brume au cœur de laquelle tout être pourrait s'égarer, s'il ne connaissait pas bien les environs.

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