Chapitre 33 - Yosano

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Évidemment, Dazai ne s'est pas présenté au travail de toute la journée. Habituellement, j'aurais pensé à un suicide, mais pour une fois je pense qu'il est simplement chez lui à profiter.

Jusqu'à présent, je n'ai jamais été proche de lui. Il s'était rapidement adapté au travail à l'Agence, et alliait un formidable mélange d'humour, de fainéantise, d'intelligence, de violence et de tristesse. Un homme dangereux. Il pouvait se montrer cruel et manipulateur, et l'instant d'après devenir ridicule. Je ne l'appréciais pas particulièrement, mais je n'avais aucune raison non plus de le détester. Il était le seul nouveau de l'Agence à avoir échappé jusqu'ici à mes redoutables séances de shopping et à mes traitements médicaux.

En allant tous les jours chez lui, j'ai pu m'apercevoir de plusieurs choses. Déjà, plusieurs femmes sont venues m'avertir en pleurant de faire attention, affirmant qu'elles avaient été rejetées après quelques nuits. Ensuite, j'ai vu progressivement le comportement de Dazai se modifier. Je sais mieux que quiconque que quelques paroles touchantes peuvent changer une vie, mais la lueur de détresse disparaissant peu à peu des yeux de mon collègue m'a paru presque irréelle.

Aussi, en m'occupant régulièrement des soins de Chûya Nakahara, j'ai aussi pu apprendre à le connaître un peu. Je ne l'avais que rarement croisé, et toujours en tant qu'ennemi. Je le pensais énergique, fort, violent, et le respectais pour le travail qu'il accomplissait à la Mafia.
Le reste de sa personnalité m'a paru tout aussi intéressant. Il s'est révélé empathique et plutôt réfléchi. J'ai eu l'impression qu'il éprouvait tout à une puissance incroyable. Il dégageait quelque chose de vrai, quelque chose qui le rendait unique.

La réunion de ces deux-là a été assez émouvante à observer de loin. On aurait dit deux animaux sauvages, se battant et se rapprochant peu à peu dans une danse ardente, fragile et délicieuse.

Ensuite, il y a eu l'énième tentative de suicide de Dazai, qui aurait peut-être bien réussi sans l'intervention de Chûya. Je les ai vus se réveiller côte à côte, s'embrasser longuement, puis s'attaquer à coups de mots brutaux et dépravants, jusqu'à se lier dans les coups physiques. Je n'ai pas observé toute la scène, mais le peu dont j'ai été témoin m'a suffi pour comprendre la passion destructrice qui les anime.

C'est magnifique et terrible en même temps. Ça correspond parfaitement à notre vie à nous, les orphelins, les détenteurs de pouvoir, ceux qui ont connu la pauvreté et la violence. Une vie de chiens errants cherchant un sens aux épreuves qui leur ont été imposées.

~

Le patron me donne un dossier à transmettre à Dazai, et me demande de vérifier l'état de Chûya en même temps. Je pars donc à pied et emprunte cet itinéraire que je commence à bien connaître. On est en fin d'après-midi, et les rues sont emplies de passants.

À un feu rouge, je me retrouve côte à côte avec un homme qui m'a sifflée l'autre jour. Cette fois-ci, il tremble de tout son corps et se dépêche de traverser. Je crois bien qu'il aura du mal à manquer de respect à une femme après mes représailles. Je hais les hommes dans son genre qui se croient tout permis, qui pensent que les femmes leur sont inférieures.
Je porte souvent une jupe qui m'arrive au-dessus du genou. J'adore faire du shopping, je suis jolie, je me comporte dignement et gracieusement. En quoi cela me rendrait-il inférieure ?

Un fois arrivée chez Dazai, j'entre directement sans prendre la peine de sonner. La porte n'est pas fermée à clef, pourtant l'obscurité règne dans toute la pièce. Je retire mes chaussures avec précaution et caresse la boule de poils ronronnante qui s'est précipitée pour m'accueillir. J'allume ensuite la lumière, surprise de n'entendre aucun bruit. Je pose les dossiers pour Dazai sur la table, et m'aventure doucement dans le couloir. L'écho de deux voix me parvient.

La porte de la chambre d'amis est entrouverte et laisse passer un fin filet de lumière.

Je n'ai pas besoin de m'approcher beaucoup pour entendre distinctement les voix mêlées d'éclats de rire.

- Dazai ! Arrête, tu vas me faire tomber !

- T'es vraiment une petite nature, hein ?

- C'est pas drôle ! Je suis sérieux ! Hé, fais attention, tu vas me faire mal !

Les ébats de ces deux-là me réchauffent le cœur. Je fais demi-tour et m'installe sur le canapé, Vitalie sur les genoux.

Je peux bien attendre un peu...

~

Après un certain temps, j'entends la porte s'ouvrir dans le couloir. De loin, je lance :

- Pas trop tôt !

- Yosano ? s'exclame la voix de Chûya.

- Elle-même.

- Attends une minute.

Vitalie étire tranquillement une patte rousse, puis elle saute d'un bond sur le sol et trottine vers le couloir. Quelques instants plus tard, Chûya me rejoint enfin, le visage écarlate, les cheveux en bataille, torse nu, un pantalon de pyjama passé à la hâte.

- Tu aurais pu prévenir... marmonne-t-il en s'asseyant à côté de moi.

- J'aurais dû rentrer dans la chambre ? je rétorque malicieusement.

- Non ! C'est pas ce que je voulais dire, mais...

Il soupire en jetant un œil vers le couloir :

- J'arrive pas à m'habituer...

J'éclate de rire et réponds sans hésiter.

- T'habituer à quoi ? À vivre ici ? Tu vas avoir tout le temps de t'y faire, à mon avis.

Dazai nous interrompt de loin :

- Je parie que tu viens me donner du travail... Je suis déjà fatigué...

Il entre paresseusement dans le salon. Il a pris le temps de s'habiller entièrement mais à l'air de sortir d'une sieste de plusieurs jours.

Je me lève et lui montre les documents posés sur la table.

- Tu dois t'en occuper pour demain, ordre du patron.

Dazai étouffe un bâillement :

- C'est tout ?

- Je devais aussi vérifier l'état de Chûya, mais il m'a l'air d'aller bien. Ton pouvoir est revenu ? je demande en me tournant vers l'intéressé.

Chûya baisse la tête vers ses mains avant de murmurer :

- Je crois que oui. J'ai encore dû mal à le contrôler.

- C'est normal. Entraîne-toi et tiens-moi au courant si ça ne s'améliore pas.

Je me dirige vers la porte. J'ai terminé mon travail ici.

- Tu vas en parler ? demande brusquement Chûya, inquiet. De... nous deux...

- Non. C'est pas à moi d'en parler.

Une fois dehors, je m'arrête une seconde pour me retourner vers l'endroit que je viens de quitter. En fermant les yeux, je peux revoir cette lueur de vie si intense qui animait Dazai.

Je finis par reprendre mon chemin, pensive.

C'est peut-être possible. On peut changer.

J'espère qu'ils seront heureux.

{Soukoku} Seul un diamant peut en polir un autreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant