fragment numéro 23

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« Les amuses gueule étaient savoureux, moins sans doute grâce au talent du cuisiner que parce que tout ce que l'on mange dans la perspective d'un baiser le devient. »

Jours avant l'accident : 171.

Ça fait plusieurs semaines que je ne me suis pas abandonné au plaisir de rêver éveillé, alors quand je rentre chez moi ce soir-là, après avoir passé une journée de dingue et avoir embrassé Thaïs (je n'y crois toujours pas), je ne peux pas m'en empêcher de m'écrouler dans mon lit et mettre immédiatement à rêver, sans fermer les yeux ou quoi. C'est instinctif — j'ai besoin de savoir comment ça se passe, dans mon royaume.

Quand j'arrive, je vois que la tornade n'a toujours pas cessé. Les arbres et les bâtiments se font saccager à cause du vent et de la pluie, et je me rappelle du souci actuel, à savoir que Thaïs a disparu.

Je suis au milieu des bois, là où j'étais quand j'ai quitté mon monde la dernière fois, et je rentre tant bien que mal à mon château, alors que mon manteau en fourrure n'a jamais été aussi trempé. Philomène se précipite vers moi en me voyant arriver.

— Mon roi ! On pensait vous avoir perdu ! Cela fait des jours que vous n'êtes pas venu... On pensait qu'on allait devoir gérer le royaume sans roi et j'aurais dû prendre les rennes... Un supplice.

Je prends Philomène par les épaules et la force à me regarder dans les yeux.

— Je ne m'en vais pas, d'accord ? Je ne m'en irai jamais. Je vais continuer à régner sur ce royaume et on va retrouver Thaïs tous ensemble.

J'entends la porte du palais s'ouvrir et je grince des dents. Une personne vient d'entrer. Comment a-t-elle fait pour se laisser passer par les gardes ?

Je tourne la tête.

Oh.

C'est Sarah. Évidemment que c'est Sarah. Qui d'autre ?

Elle s'approche de moi, et elle a l'air en colère, alors je me crispe automatiquement.

— Pourquoi t'es pas venu ces derniers temps ? Tu te rends compte à quel point c'est irresponsable ?

Respire, je me dis. Respire. Ce n'est pas ta vraie sœur.

— Oh, je ne suis pas ta vraie sœur ?

En levant les yeux, je vois qu'elle a exactement les mêmes traits que ma sœur, et je deviens incapable de la différencier de sa version réelle, parce qu'elles sont trop similaires, excepté peut-être par les mots qui sortent de la bouche de celle-ci. Sa version réelle est trash, mais sans doute pas tant que ça.

JE SUIS RÉELLE ! Crache Sarah.

— Je sais ! Je réplique, à bout de nerfs. Je sais que t'es réelle, désolé.

— Non. Tu dois promettre de ne plus venir aussi longtemps.

— Pourquoi je ferais ça ?

— Parce que si tu ne le fais pas, c'est égo...

Je ne sens même pas ma main bouger, mais elle atterrit sur sa joue et je donne une énorme baffe à Sarah. Elle me regarde, abasourdie, et je lui en envoie une deuxième. Je regarde ma main, puis Sarah, puis ma main, et je me rends compte que merde, j'ai giflé ma sœur. J'ai fait exactement ce que je m'étais promis de ne jamais faire.

Je me sens malade.
Sarah me regarde avec une telle rage dans les yeux que j'ai envie de vomir. Ses joues sont rouges, et elle a toujours la trace de mes doigts dessus.

— Tu vois ? Crache-t-elle. T'es exactement comme ton père.

Je tourne les yeux vers Philomène, cherchant du soutien, mais elle détourne le regard et secoue la tête. Je sais que je suis dans le faux cette fois, mais est-ce que ce serait trop demandé d'avoir du soutien inconditionnel, pour une fois ? Quand mon père a tort, il y a toujours un cinglé dans cette famille pour être d'accord avec lui. Pourquoi quand c'est moi il n'y a plus personne ?

Je me relève en sursaut.

Je passe plusieurs dizaines de secondes à suer, et à tenter de calmer ma respiration. Je suis au bord d'une crise d'angoisse. Je vois que la pluie à commencé à battre sur les fenêtres pendant que je rêvais, et je vois la mienne trempée de gouttes d'eau, tellement que je ne peux rien voir dehors excepté des trombes d'eau froide.

J'ai besoin de parler à quelqu'un. J'ai besoin de parler à quelqu'un et il n'y a qu'une seule personne qui comprend comment je me sens. Il n'y a jamais eu qu'une seule personne pour comprendre, et c'est mon meilleur ami. La personne que j'aime, ou peu importe, mais surtout mon meilleur ami.

Je sors de mon lit pour aller chercher mon Talkie Walkie et je l'allume en priant pour que ça fonctionne.

— Tu m'entends ? Je demande en laissant partir le message.

Quelques secondes après, je reçois :

— Ça grésille un peu, mais je comprends globalement. Tu vas bien ?

— En fait, pas trop.

— Qu'est-ce qu'il se passe ?

Le décalage entre nos messages me fait pouffer, puis je me rends compte que c'est une raison débile pour rire, puis je me rends compte qu'en fait, je m'en fous.

— Je viens de faire un cauchemar. J'ai giflé ma sœur, et maintenant je me sens comme une énorme merde.

— C'est qu'un cauchemar, Jonas. T'as pas giflé ta sœur dans la vraie vie.

— Mais j'en ai envie, parfois.

— C'est normal. Le principal, c'est que tu le fasses pas. J'ai ni frère ni sœur, mais je pense que quand tu vis dans la même maison que quelqu'un tout le temps, et que tu vois des côtés de cette personne que personne d'autre ne voit, tu finis par avoir envie de la gifler de temps à autre, mais ça veut pas dire que tu l'aimes et la respecte pas. Le principal, c'est que tu le fasses pas dans la vraie vie.

— Mais dans mon monde...

— Jonas. C'est pas la réalité.

Silence. Je ne réponds pas.

— Je sais que c'est difficile à croire, parce que même moi j'ai du mal à l'enregistrer parfois, mais c'est pas la vraie vie, ce que tu fais là-bas. Même si t'es réveillé, ça reste des trucs que tu ne ferais pas dans la vraie vie, alors te fais pas de souci. Ta sœur va bien, tu ne l'as pas giflé.

— Elle va bien...

— Elle va bien. Maintenant...

— Attends. Merde.

J'entends des coups à ma porte, des coups super fort.

— Jonas, ouvre !

— Jonas ? Qu'est-ce qu'il se passe ? Demande Thaïs dans le talkie walkie qui grésille.

— Merde. Merde, merde, merde...

QU'EST-CE QU'IL SE PASSE ?

— Ouvre moi !

— Je te parle demain, ok ?

— Non mais, attends, Jonas...

J'éteins le talkie walkie et le balance sous mon lit.

— Je te jure que si tu ne m'ouvre pas dans les cinq minutes qui suivent je vais dans la chambre de ta sœur et je la gifle.

J'ouvre la porte d'un seul coup.

— Quelle soeur ?

Mon père entre en fermant la porte derrière lui.

— Tu sais exactement laquelle.

La cabane en haut de l'arbre | TERMINÉE Où les histoires vivent. Découvrez maintenant