fragment numéro 35

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« Il se demanda si toute sa vie, il n'avait fait que des erreurs. Si avant même sa naissance, il n'était pas déjà une erreur. »

Jours avant l'accident : 46

On est la nuit du dix mai, et c'est une des première fois où je vois Thaïs porter autre chose qu'une jupe. Il est dans un jogging noir, il a un bonnet sur la tête qui recouvre ses cheveux rouges, il n'est pas maquillé, à des cernes monstrueux, mais malgré ça, il semble quand même heureux, juste parce qu'il est à côté de moi, et je crois que je ne comprends pas trop le mélange d'émotions que ça me fait sentir.

Je prends sa main, complètement terrifié, et il la serre plus fort. La nuit est totalement noire, et on marche en direction du train. Je prends des tickets à la machine, et je remarque qu'on est là juste à temps pour le dernier train qui passe cette nuit, on a eu chaud.

— T'es sûr ? Je demande à Thaïs avant de rentrer dans le train.

Il acquiesce.

— Et toi ?

— Jamais été aussi sûr.

Je ne sais pas trop combien de temps on passe dans ce train, mais on attend le terminus pour descendre. Entre temps, on s'est endormis sur l'épaule de l'autre, et c'est une dame d'une quarantaine d'années qui nous réveille pour nous dire que c'est le terminus.

— Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? Je demande en me frottant les yeux avec mon poing.

— On va aller trouver un hôtel pas cher, ou un truc du genre, marmonne Thaïs. Il doit bien y avoir quelque chose dans le coin.

— On va rester ici combien de temps ?

— Jusqu'à ce qu'on ait trouvé une solution.

J'acquiesce.

— D'accord.

Après plusieurs dizaine de minutes de recherche et l'utilisation de Google Maps sur mon téléphone, on finit par trouver un hôtel qui vend des chambres pas chères. On est à trente euros la chambre pour deux, ça passe. J'ai pas de l'argent à l'infini, mais on peut se débrouiller avant d'avoir trouvé une solution provisoire, genre un internat ou quelque chose.

Quand le maître d'hôtel nous voit entrer, il plisse les yeux.

— Une chambre pour deux personnes s'il vous plaît.

Il plisse les yeux encore davantage.

Bon, d'accord, c'est vrai que la vue de deux collégiens, dont un avec d'énormes lunettes rondes et des cernes à en faire pâlir les plus grands insomniaques, et l'autre avec des cheveux rouges, un style alternatif et un t-shirt tête de mort, tous les deux affublés d'un immense sac à dos, à minuit dans un hôtel, c'est pas vraiment une vue habituelle. Mais bon, c'est son job, de pas se mêler de ce qui les regarde pas.

— Vous êtes sûrs ? Demande-t-il, et je me sens de plus en plus irrité. Vous n'avez pas l'air d'avoir l'âge d'avoir besoin de louer une chambre d'hôtel. .

— Y'a un âge pour louer une chambre d'hôtel ? J'étais pas au courant. Parce que j'ai votre argent dans les mains, là, en fait, et je peux aller ailleurs, mais bon, je réplique sèchement.

Thaïs me regarde, estomaqué, mais en ce moment, je suis trop fatigué et énervé pour faire attention à ce que je dis.

Le maître d'hôtel me regarde et serre les dents, visiblement énervé. Thaïs me jette un regard paniqué.

— Excusez mon ami, il...

— C'est bon, je prends votre argent. Votre chambre sera la 529.

Je hoche la tête et Thaïs se fait un face palm.

Je ne suis pas allé dans un hôtel depuis une éternité, depuis notre voyage en Normandie à ma famille et moi en décembre, et ça me fait vraiment bizarre, surtout que j'ai Thaïs avec moi.

On se glisse tous les deux dans le lit de l'hôtel, sous les couettes, et pendant quelques secondes j'éteins mon cerveau, je le mets en mode silencieux, et il n'y a plus d'autres pensées qui traversent mon cerveau que la présence de Thaïs près de la mienne.

On s'allonge l'un en face de l'autre et je dis :

— Qu'est-ce qu'on fait demain ?

Il hausse les épaules.

— On peut visiter, j'en sais rien. Je suis jamais venu ici.

— Va pour une visite alors.

Jours avant l'accident : 45.

Le lendemain, on fait un peu le tour de la ville. On ne voit rien de particulier, mais on s'arrête à un glacier pour se prendre une glace et je me moque de Thaïs parce qu'il prend pistache-caramel, le pire mélange de glace à exister, ça devrait être illégal. Et il ne peut même pas me critiquer, parce que j'ai juste pris une boule chocolat simple, et que tout le monde aime le chocolat, à part ceux qui y sont allergiques, et encore.

Apres ça, on décide d'aller voir le lycée le plus proche pour se renseigner sur les inscriptions, mais on tombe sur une Fnac entre temps, et on décide d'entrer juste cinq minutes.

On passe des heures à éplucher les rayons en se montrant les livres qu'on a déjà lu. J'apprends que Thaïs a déjà lu Hadès et Persephone parce que, n'ayant pas de réseaux sociaux, il pensait que c'était vraiment une réécriture du mythe, et je ne peux pas m'empêcher de pouffer en plein milieu de la librairie. On parle des nouvelles adaptations de livres, et on discute avec une libraire sympa à propos du côté qu'on prend dans les triangles amoureux les plus populaires de la littérature. Thaïs se range automatiquement sur mon avis, même quand il n'a pas lu le livre, et je fais pareil, alors ça fait enrager la libraire. Elle est jeune et bon délire, alors on discute avec elle durant un long moment, pendant lequel elle trie des livres et les range par ordre alphabétique dans la section proche de la nôtre.

On s'amuse à prendre des livres au hasard et à les ouvrir à des pages aléatoires, en se disant des trucs tels que “le premier mot de la page 60 est ta situation amoureuse dans vingt ans” et ensuite on imagine des petites histoires à partir de ça. La libraire sourit en nous voyant rigoler alors on lui propose de participer, et elle finit par accepter, après un moment à refuser parce que “ce n'est pas professionnel.”

On finit par apprendre qu'elle n'est pas beaucoup plus âgée que nous et est juste là pour un stage, alors on attend qu'elle ait terminé pour aller prendre un café avec elle. Pendant cet après-midi, j'oublie carrément où on est, ce qu'on fait là, et la peur viscérale qui me prend au ventre de faire n'importe quoi, de rater complètement ma vie, alors que si je faisais de petits efforts en plus...

Mon téléphone se met à sonner dans ma poche. Je décide de l'ignorer, mais il sonne de plus en plus.

Je le sors et regarde le nom de contact.

C'est Sarah.

Je jette un coup d'œil à Thaïs et il comprend immédiatement.

— Ne décroche pas. Elle ne doit pas savoir où on est.

La libraire sourit en passant son regard de Thaïs à moi.

— Euh, les gars, vous êtes recherchés par le FBI ou quoi ?

Aucun de nous deux ne trouve ça drôle. Je continue à recevoir des appels plus de dix fois, mais je raccroche à chaque fois, et Sarah finit par abandonner. C'est là que je reçois un torrent de messages.

Où es-tu ?

Jo, j'ai peur pour toi

Je vais trouver le numéro de Thaïs si tu ne réponds pas

S'il te plaît, Jonas réponds moi. On s'inquiète tous

S'il te plaît

Jonas je t'aime

Je ne sais pas comment vivre sans toi

Le dernier message fait monter une vague de sanglots dans ma gorge et la libraire s'éclipse discrètement, embarrassée. Je mets ma tête dans mes bras croisés et je pleure, encore et encore, pendant longtemps, parce que je ne sais pas quoi faire, et que pour la première fois de ma vie, rêver n'est pas suffisant.

La cabane en haut de l'arbre | TERMINÉE Où les histoires vivent. Découvrez maintenant