Chapitre 20 - La gourmandise est un vilain défaut

48 3 0
                                    

Je n'eus pas le temps de dire à Emma qu'il valait mieux qu'elle reste à l'extérieur, qu'elle était figée à l'entrée, une main devant la bouche. Cette vision était la pire chose qu'il m'avait été donné de voir dans ma vie. Pire que de changer les couches de mon neveu, pire que tous les films d'horreur que j'avais regardé en me cachant les yeux. Là, c'était la réalité. Tous mes espoirs de retrouver Lewis vivant venaient de partir en fumée, emportant avec eux ceux de Charlotte. Qu'est-ce que j'allais lui dire ? Que j'avais retrouvé son fils ? C'était vrai, oui. Mais dans un sac poubelle, à moitié dévoré.

"Putain ! C'est dégueulasse !
— Emma, tais-toi ! C'était... c'était mon pote, lui aussi, merde !
— Je suis désolée Josh, mais là, on peut pas rester sans rien faire, faut qu'on prévienne les flics.
— Non, pas encore.
— Pas encore ? Et tu comptes faire quoi ? Ramener les asticots à Charlotte ? Et lui dire, oh Madame, les restes de votre fils sont dedans, c'est tout ce que j'ai pu vous rapporter ?"

Je m'étais relevé pour m'appuyer à la table. Les poings serrés à en avoir mal, je réfléchissais à un plan qui permettrait de mettre la police sur le coup sans nous mettre dans l'embarras. Prendre le sac, le cacher dans la forêt, faire en sorte qu'un promeneur tombe dessus. Pff, impossible. Je n'aurais jamais eu le cran d'y toucher, Emma encore moins. Et puis... et puis c'était mon ami là-dedans. Lewis, le jeune espoir du football retrouvé mort dans les bois, un gros titre en or pour ces journalistes véreux. Je n'avais pas de plan, en fait, pas la moindre idée de quoi faire. Je pris en photo le carnet et le sac poubelle. De chaudes larmes coulaient sur mes joues, comme une rivière débordant à cause des fortes pluies. Je pris soin de vérifier que tout était en ordre et, avant de refermer la porte, mon regard était fixé sur Lewis. Sous le coup de l'adrénaline, sûrement, je me dirigeais vers lui, tendis une main fébrile vers son oreille, et ôta sa boucle d'oreille.

"Qu'est-ce que tu fous ?
— Je vais ramener ça à Charlotte.
— Tu... tu viens vraiment de toucher un cadavre là ?
— La moindre chose que je peux lui ramener est essentielle, Emma.
— Beurk, t'as pas intérêt de me toucher je te préviens !"

Ce n'était pas l'envie qui me manquait, pour être honnête. Mais non, ne vous inquiétez pas, je suis pas débile. Pas à ce point. Cette fois, nous avions refermé la porte pour de bon. Un dernier contrôle sur les environs pour nous assurer qu'il n'y avait personne, et nous étions prêts à partir. Enfin moi, je ne l'étais pas. Je voulais retourner à l'endroit où Archie nous avait menés. Au croisement, le chemin de droite. C'était maintenant ou jamais pour trouver cette grotte, celle dont la lettre parlait.

"Emma ?
— Quoi ?
— Je rentre pas. Je vais à la grotte. T'es pas obligée de venir si t'en as pas envie, t'en as largement assez vu pour ce soir.
— Tu fais chier, Josh. Je te suis, j'ai pas envie que tu crèves toi aussi."

Elle était fascinante. Prête à risquer sa vie pour moi, pour comprendre les horreurs qui se passaient à Fernwood. Je ne savais pas vers quoi nous nous dirigieons mais quelque chose me disait que ce soir, on rentrerait soit vivants, soit pas du tout.

La forêt était étonnement calme ce soir. Nous étions sur nos gardes bien sûr, mais pendant quelques instants, c'était comme si on se baladait, comme si rien d'affreux ne s'était passé ici. Les animaux nocturnes s'affairent, les chouettes hululaient et les deux imbéciles, qui marchaient tout droit sur l'autoroute de la mort, semblaient se rapprocher dans ce chaos.

Emma n'avançait plus loin derrière, mais à côté de moi. Je pouvais sentir son parfum, et je n'avais pas le souvenir qu'elle l'ait porté avant. Ce mélange de sucré et de fleurs m'enivrait, et cette odeur ressemblait au paradis après ce que mes narines avaient traversé.

"Tu... tu sens bon", lui avais-je dit. Elle s'arrêta un instant, et en tournant ma torche vers elle, je vis qu'elle me regardait, déstabilisée. C'était la première fois que je la voyais réagir ainsi. "Euh, merci. Ma mère me l'a rapporté de son boulot, alors je voulais essayer." J'avais envie de lui dire qu'elle pouvait le mettre n'importe quand, quand je l'inviterais à sortir un soir, par exemple. Enfin ailleurs que dans Fernwood à chercher mes amis morts et faire la traque à un monstre. Ce n'était ni le lieu, ni le moment.

Nous étions sur le point d'arriver au croisement quand un cri strident me transperça les tympans, avant de s'en prendre à mon cœur. J'aurais reconnu cet hurlement entre mille malgré que je ne l'avais jamais entendu auparavant. Emma s'époumonait de douleur, le pied pris dans ce dont j'avais tant vu les images lors de mes recherches : un piège aux mâchoires métalliques, qui retenait prisonnier son pied. Elle était à terre, l'os de son tibia certainement broyé, et le sang coulant à flot. Son visage était devenu aussi pâle que le mien, et il n'aurait pas fallu longtemps avec qu'elle ne tourne de l'œil. Seuls, sans personne au courant de notre petite escapade nocturne et à des kilomètres de la ville, j'étais paralysé de peur. Ses cris étaient tellement puissants que si la personne qui avait posé le piège se trouvait ici, nous étions foutus.

"J-Josh ! S-sors moi de... sors-moi de là...
— Comment tu veux que je fasse ?! J'ai aucune putain d'idée de comment on retire ce truc !
— S'il-s'il te plait..."

J'étais agenouillé à côté d'elle, la main sur son épaule. De grosses gouttes de sueurs perlaient sur mon visage et plus les secondes passaient, plus les yeux d'Emma semblaient se fermer. Elle allait s'évanouir. Certains diront que ce n'était pas une mauvaise chose, et que c'était le moment parfait pour essayer de libérer sa jambe puis de faire un garrot, de la porter jusqu'à l'entrée de Fernwood, et d'appeler les pompiers. Mais moi, pris de panique, le souffle court, mon cerveau n'arrivait plus à réfléchir correctement. J'aurais pu prendre mon téléphone pour faire une recherche internet sur : comment retirer une proie d'un piège un loup ? mais même ça, j'en étais incapable.

C'est alors que je me souvins qu'à la cabane, il y avait un pied-de-biche. Mais nous en étions loin. Cela voulait dire que je devais laisser Emma seule pour aller le récupérer. J'étais tiraillé entre le fait que si je la laissais là, sans surveillance, n'importe quoi de pire pouvait lui arriver. Et le fait que si je n'y allais pas, elle allait certainement mourir ici, et je m'en serais voulu éternellement.

"Emma, je sais pas si tu m'entends, mais je reviens, je te promets."

J'eus l'impression que sa poitrine se soulevait plus que la normale, comme si elle me disait qu'elle comprenait. Je devais rêver, sans doute. Mais je pris ça comme un signe et me mis à courir aussi rapidement que je pouvais, bien plus vite que lors de mes compétitions, bien plus vite que lorsque mon père me courait après le jour où j'avais malencontreusement fissuré la télé, en jetant ma manette dessus après avoir perdu à un jeu vidéo. Je me retournais constamment, espérant que personne ne viendrait faire de mal à Emma. Et lorsque j'étais trop éloigné pour la voir, je me mis à prier, prêt à échanger mon âme contre sa vie.

J'arrivais enfin à la cabane, essoufflé, ne faisant même pas attention à si quelqu'un s'y trouvait. J'enfonçais la porte de toutes mes forces, pris le pied-de-biche à la hâte et rebroussa chemin, les jambes en feu, puisant dans le peu de force qu'il me restait. Je n'avais pas allumé ma lampe torche durant ma course folle. Mes yeux voyaient dans la nuit, la lune semblait m'aider. J'évitais chaque arbre, chaque branche un peu trop longue à une vitesse folle. Pourquoi n'étais-ce pas moi qui avait été piégé ? Pourquoi Emma n'était-elle pas restée à marcher derrière, comme à son habitude ?

Je failli tomber de fatigue en parcourant les derniers mètres qui me séparaient d'elle, quand je fus stoppé net dans mon élan : un homme se tenait près d'Emma, semblant la parcourir de ses mains à la recherche d'un pouls. Mon sang ne fit qu'un tour et je me mis à brandir le pied-de-biche dans sa direction en hurlant, lorsqu'il se mit à parler juste avant de retenir mon coup :

"Du calme, Joshua. Je suis là pour vous aider."

Le SentierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant