Stalking & Room service (1/2)

657 54 51
                                    

Put Your Head On My Shoulder - Paul Anka

La nuit est entière quand nous atteignons le Rockfeller Center. Et le froid s'est encore intensifié. Qui aurait cru cela possible ? N'avait-on pas déjà atteint l'extrême limite de ce que l'humain peut endurer ? Je vais sûrement perdre un ou deux orteils dans l'affaire...

Devant nous, une foule hétéroclite s'est massée pour admirer l'immense sapin décoré qui trône en surplomb de la patinoire. Des cantiques de Noël résonnent à travers les haut-parleurs dissimulés tout autour, et des jeux de lumière dansent sur les immeubles. Malgré la température scandaleusement négative, je reste émerveillée par l'ambiance. C'est féérique et démesuré, dans la parfaite tradition américaine. En France, je n'ai jamais vu un sapin aussi grand ni aucune décoration aussi époustouflante.

— On va faire un tour de patins ? propose Armand en lorgnant l'étendue de glace en contrebas.

— Je te regarde si tu veux.

— Tu me regardes déjà tout le temps.

— Ha ha ha, répliqué-je avec sarcasme, mais sans beaucoup de repartie malheureusement.

— Alors ?

— Non. Pour de vrai, je n'en ai pas très envie.

Il soupire comme s'il réalisait une évidence.

— Tu ne sais pas en faire, c'est ça ?

— Si, si, je t'assure !

— Je promets de te tenir la main, poursuit-il comme s'il n'avait rien entendu de ce que je viens de dire.

— Surtout pas, merci.

Il étouffe un rire, mais se rend sans insister.

— Comme tu veux. Bon, on rentre alors ?

Je hoche la tête.

Cette journée de marche à travers Manhattan m'a exténuée, et à présent je rêve simplement d'un bain très chaud, d'un bon repas et d'un gros somme sous la couette. Oh, et avant cela d'un film de noël que je regarderai jusqu'à tomber de fatigue...

Je tressaille en sentant quelque chose effleurer mes joues pour se déposer sur mes épaules. Revenant soudain à moi, je note qu'il s'agit de l'écharpe d'Armand. Ledit individu est en train de la nouer autour de mon cou.

— Garde-la, lui dis-je. Tu vas attraper froid...

— Et toi tu vas tomber en hypothermie d'ici qu'on arrive à l'hôtel.

— T'exagères...

Néanmoins, je ne fais rien pour lui restituer le précieux objet. Mon précieux, désormais. Il est si chaud, et il fait si froid... Sa laine exhale un parfum de luxe. Subtil et entêtant. J'éprouve une gêne coupable en voyant Armand remonter le col de son caban pour affronter le blizzard. Je lui glisse alors un faible « merci », bredouillant et incertain. Pour seule réponse, un sourire à la lueur des réverbères.

— C'était sympa aujourd'hui, lancé-je d'une voix flutée, pas du tout naturelle, tandis que nous marchons.

— Tu parles. T'as eu envie de me tuer toutes les cinq minutes. Tu dis ça pour l'écharpe, s'amuse-t-il.

Étonnée par sa perspicacité, je reconnais mon mensonge.

— C'est vrai.

Puis nous continuons en silence, portés par la cacophonie urbaine et le vent de liberté (glacial) qui souffle fort ce soir. L'écharpe ne fait pas de miracle, mais rend le trajet jusqu'à l'hôtel supportable.

Tout du long, je compte mes pas – j'en suis déjà à mille – pour ne pas penser à celui qui marche à mes côtés. Je garde les yeux bien droit devant moi. Épicerie, restaurant, bar, chien qui fait ses besoins... Je n'ose le regarder, – Armand, pas le chien ! – et je ne sais même pas vraiment pourquoi. Je ressens juste une forme de malaise. Faut dire que j'ai avoué texto que sa compagnie m'indisposait...

En plus, il trouve que je le regarde beaucoup. Autant y remédier...

Mon compteur mental est presque à deux mille quand nous arrivons. Enfin saufs, abrités et au chaud dans le lobby, je cligne à plusieurs reprises des paupières. La lumière blanche des spots me pique les yeux. Armand et moi nous tenons près des ascenseurs.

Il est temps de nous séparer. C'est gênant.

— Bon... eh bah...

— Tu veux boire un verre ?

— Que... quoi ?

Il sourit.

— Un verre, mime-t-il. Tu sais ce que c'est ?

— Oui, très bien, merci. C'est juste que...

— On peut aller dans ma chambre, coupe-t-il en appelant l'ascenseur.

— Non.

— ... ou dans la tienne, si tu préfères.

— Aucune de ces options. J'ai un copain, je te rappelle.

— Je ne suis pas jaloux...

Je suis certes fatiguée, mais pas totalement abrutie. Tout à coup, comme si je dessaoulais en accéléré, alors que je n'ai même pas bu d'alcool, j'émerge de ma léthargie naïve et réalise la vérité vraie sur cette journée. Et c'est cru : si Armand m'a baladée toute la journée comme un toutou et s'est montré sympa, c'était uniquement par intérêt.

Pour me...

Je n'ose même pas formuler cette idée tellement ça me rend folle de rage !

— Putain, j'en reviens pas !

— Quoi ?

— C'est comme ça que tu fonctionnes ?

Il fronce les sourcils.

— Que je fonctionne ?

Je ricane.

— C'est ça, prend moi pour une idiote. Je parie que tu fais ton numéro de guide touristique à chaque escale, en espérant que ça conduise une nouvelle proie dans ton lit.

Armand a du talent pour l'acting, il faut le reconnaître : il paraît sincèrement effaré par mes paroles. Les portes de l'ascenseur s'ouvrent et j'en profite pour monter à l'intérieur.

— OK... Désolé que tu prennes les choses de cette façon. Je pensais juste qu'on passait un bon moment ensemble. Entre adultes. J'avais pas saisi que j'avais affaire à une gamine...

L'inversion de l'accusation me fait bondir, mais il enchaine avant que je puisse rétorquer :

— Ah, et pour ta gouverne, je n'ai pas besoin de ruser ou de petit numéro. Les gens s'y pressent tous seuls, dans mon lit !

— Les masos sûrement...

En fond, des rires familiers résonnent dans le hall, se rapprochant peu à peu, accompagnés par des claquements de talons sur le marbre au sol. Au moment où Sophie et Karine apparaissent, les bras chargés de paquets cadeaux et le teint rougi par le froid, Armand et moi détournons nos regards l'un de l'autre.

— Tu montes ? demande Sophie à son intention.

— Allez-y, vous avez les mains pleines. Je prends le prochain.

Les filles se glissent tout au fond de la cage d'ascenseur. Derrière leurs sourires policés, elles semblent vaguement embarrassées. Mais surtout, intriguées par la tension manifeste qui flotte dans l'air. Je sens leurs regards me bruler comme des rayons laser...

Soudain, je me rappelle un détail, juste avant que les portes ne se referment. D'un geste impatient, j'arrache alors l'écharpe de mon cou et la flanque brusquement contre le torse d'Armand.

Ding.

Les portes coulissent, occultant son visage stupéfait.

Rideau.

— Ça avait l'air d'être une journée intéressante... relève Karine, l'air de rien.

Je souffle.

Ciel, Amour et TurbulencesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant