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Il y a de cela 10 ans, j'ai rencontré Alan Da Costa. Non pas environ 10 ans, mais 10 ans très précisément. Une lointaine période, reculée dans les tréfonds de ma mémoire, dont je ne parviens qu'à mendier quelques bribes et dont je ne souhaite en aucun cas en revoir l'émergence. Serais-je en mesure de citer une époque plus obscure que celle-ci ? J'en doute... Je ne saurais dire jusqu'où elle s'est étendue, ni comment elle a commencé, ni même comment elle s'est terminée. S'est-elle seulement terminée ? A-t-elle atteint son apogée ou bien est-ce que je persévère encore et toujours à m'enfoncer inexorablement dans l'une de ses ramifications exonérées de ma conscience ? Je souhaiterai que ma trop courte existence s'achève sans que l'on me dévoile la vérité à ce sujet. Après-coup, je réalise que ces nombreuses années passées se révèlent phalanges de lames et d'épines, les aiguilles des horloges liquéfiées sans que je ne m'en rende compte. Le temps, que je pensais détenir dans la paume de ma main a échappé à ma vigilance, m'a silencieusement filé entre les doigts comme une soie fantôme, devenant poussière impossible à rattraper, avant de se perdre dans le sable albâtre d'une mer sans écume. Si quelques réminiscences de ce temps-là me parviennent encore, il s'avère que nombre de mes souvenirs ont péri dans les vagues puis ont été emporté sur les rivages de l'oubli. Qu'importe le temps qui s'est désagrégé. Cette autre personne n'est plus celle que je suis aujourd'hui, et hier encore, j'arborais la brume du deuil à mon visage tandis que j'ensevelissais sous terre les fragments de mon moi passé. Mais il me hante encore lors de mes nuits trop agitées. Il me hante encore lorsque les spectres lointains se manifestent d'outre-tombe. Il me hante encore lorsque la cuite me balafre l'esprit, et laisse se déverser dans ma tête les plus sombres émois qui jadis décidaient de mon désœuvre. Et en ce moment-même, le tourment s'exalte comme un pâle automne frissonnant encore dans la nuit, et me régurgite à la face les plus odieux vestiges que j'avais tenté d'inhumer.

Et c'est ainsi qu'il se matérialise dans mon esprit, le jeune travailleur que j'étais, tout juste sorti d'étude, tout juste embauché dans une fameuse compagnie de construction en tant qu'architecte, venant à peine d'acquérir son appartement, son mobilier, sa voiture et trépignant d'impatience à l'idée d'ajouter tout un tas d'autres choses futiles dans sa panoplie du parfait petit être humain complet. J'y étais presque, l'effervescence d'une vie bien rangée, bien organisée, bien accomplie. Le bonheur ultime auquel chacun aspirait, se lever tôt le matin, noyer la grisaille dans le noir du café et barboter dans la mare avec d'autres poissons contre une poignée de confort de vie. Je me félicitais même de gravir l'échelle sans encombre, pensant atteindre des hauteurs qui n'existait pas. Pourtant, dans ce désert mélodieux de notes fausses, persistait une saveur toute particulière accrochée à mon palais, une saveur affreusement tiède que je ne saurais décrire avec exactitude. Un matin, j'ai tenté de la faire disparaître avec un double Espresso, mais elle n'a fait que me brûler d'avantage, avant de s'étendre le lendemain dans mon œsophage et de me resserrer la gorge en guise de vendetta. Jour après jour, elle prenait davantage de place, nuit après nuit, elle proliférait en moi, contaminant bientôt d'autres compartiment de mon organisme, jusqu'à me ronger continuellement de l'intérieur, devenant au début une crainte placide qui ne quittait jamais mes tripes, avant de se changer en un indiscipliné vide qui me tiraillait sans cesse les entrailles. Je l'imaginais dans mes rêves tel un papillon de nuit, s'arrachant avec douleur des tourments de sa chrysalide d'ébène, et naissant en un fœtus infecté et poilus dans le seul but de répandre son infect poison dans ma vie. Quelque chose manquait ou quelque chose était en trop, et ce quelque chose m'obsédait au plus haut point. Je n'ai jamais eu la possibilité, ou plutôt le courage, d'explorer les cavités obscures qui parsemaient mon esprit, alors j'ai fini par renoncer, et n'ai eu de cesse de les combler en pourchassant de maudits fantômes dans la nuit. Se gravaient alors sous ma peau en lettres de sang des mensonges perfides. Les années défilaient et j'arborais sur mon être les dialectes rougeoyants de l'hypocrisie, mentant aux autres comme eux me mentaient à moi, et laissais mes rancœurs et remords se dissoudre jour après jour dans la même tasse de café, nuit après nuit dans la même pinte de bière. Je me suis abandonné, me suis réconcilié d'une poignée de main avec celui que je n'aurais jamais aspiré devenir, et de mon autre main jetant une poignée de marc de café sur le cercueil de celui auquel j'aspirais devenir autrefois.

Et c'est alors qu'Alan est apparu... Lorsque le désarroi est arrivé à son paroxysme.

La Porte Dans Les BoisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant