XI

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Je les ressens à nouveau, les sensations d'il y a 10 ans en arrière. Ses picotements qui longent ma nuque, ces chatouilles qui teintent le bout de mes doigts, cette langoureuse léthargie qui démange mes paupières... Pourtant, mon corps ne s'y trouve plus depuis longtemps. Il demeure logé ici même, dans cette empreinte du temps que l'on appelle le présent.

Un amas de grumeaux incandescents balbutie dans ma rétine et une brise gelée caresse mes joues. À cet instant encore, je ne suis qu'un être céleste, dénué de force et de volonté, flottant dans les étendues vides et sereines qui parsèment l'univers. Mais une averse détrempée gicle sur mon visage, m'extirpant de cette plénitude si exaltante, et une aurore muette fait son apparition dans le creux de mon oreille. Des valses sourdes s'entortillent en esclandres distordues qui, telle une avalanche s'abattant dans les montagnes, ensevelis le fond de ma cervelle de giboulées froides. Je souhaite tant crier à l'aide, mais en suis incapable... Mon soupir est étranglé au fond de ma gorge, me tétanisant dans cette expression sauvage qui retient mes traits. Mon calme s'en est définitivement allé, d'érudit de la quiétude monacal, je deviens pantin désarticulé à la solde de mon désarroi. Et ce n'est que le commencement...

Une canicule sans pareille s'éprend de mon front et la fièvre monte si vite que je ne vais pas tarder à m'écrouler. Mon souffle s'épuise et la température escalade mes organes à vitesse grand v, me précipitant au bord d'un vertige accablant. Je m'apprête à sombrer, mais une emprise me retient, m'empêchant de rejoindre les affres du sommeil. J'ai comme l'impression que mes épaules vont se faire arracher, elles qui restent suspendues entre les griffes d'une créature sans forme. L'immolation mentale devient à ce point incommensurable que j'en perds les sens. Cette voix lointaine, qui tente de pénétrer mon ouï, que dit-elle ? À force de tenir, de tenir, de tenir, les nuages qui recouvrent mes pupilles se déforment, se disloquent, devenant mirages obscènes de formes floues puis toiles émaillées aux couleurs dénaturées.

Le voile que je pensais inaltérable se dissipe soudain et la forme d'un visage familier se trouve accroché à mes paupières. Les cloisons autours cessent de voguer et reprennent une forme plus harmonieuse de lignes figées. Je m'apprête à émettre un son, pas une parole, mais plutôt une sorte de bégaiement, mais suis immédiatement frappé par un éclair qui projette ma vision dans les airs. Mon visage vole en éclats, comme si un obus m'avait explosé en pleine face ! Ma tête décolle, mon cou se tord et ma salive est éjectée en mucus amorphe. J'ai beau toujours être égaré dans une entre-plaine séparant réalité et songe, je sens une vive douleur se propager et empourprer mes joues.

Le bruit sourd que je percevais tantôt s'est transformé en affreux bourdonnement dans mon oreille gauche. La violence du coup ne m'a pas remis les idées en place, il les a simplement enfournés dans un tourbillon de confusions assoupies. Mais cela a eu l'avantage de faire déguerpir les derniers résidus de grêle qui obstruaient ma vue. Le visage familier qui me fait face n'est pas celui d'Alan comme je m'y attendais, mais celui du fauve, qui a ses griffes plantées dans ma chair et son regard tinté de fureur.

« Réveille-toi, bon sang ! », j'entends houspiller.

Et puis un second éclat, plus virulent que le premier, me frappe l'autre joue. La même rengaine s'amorce alors, ma vision qui bascule vers l'arrière, ma nuque qui se renverse, l'onde de choc qui se propage sur ma mine blême... Cette fois, elle a été salvatrice. Mes idées disparates se sont alignées, se pliant à l'engrenage d'une discipline militaire et les faisceaux de ma raison se sont ravivés, animés par l'expression sévère du fauve qui me fixe droit dans les globes oculaires. Je réalise tout juste où je suis, dans une pièce au carrelage froid et nimbé de miroir ne reflétant que mon expression flasque et nauséabonde. D'autres personnes sont elles aussi présente parmi-nous, mais ne se contentent que de se faufiler entre nos épaules, nous esquivant, nous ignorant et repartant munis de la même indifférence qu'ils arboraient sur le visage à leur arrivée. Parfois, j'entends des chasses d'eau s'enclencher, des robinets s'ouvrirent, se refermer, et moi, moi, je suis là, entre les mains fermes mais protectrices du fauve, et son regard, figé dans l'amertume, laisse aussi percevoir une lueur de clémence.

La Porte Dans Les BoisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant