— Alors, comme ça, tu t'en vas ? me lance-t-il, le drap lui caressant le menton.
Je n'ai rien de plus à lui dire, je lui ai déjà annoncé que j'avais réservé le billet. Un aller sans retour, je ne sais pas combien de temps je vais rester là-bas...
— T'as au moins pensé à poser des congés ? poursuit-il, un regard équivoque.
J'y ai pensé oui, enfin, je suis le seul au courant pour l'instant... Tout le côté administratif me gave au plus haut point, je pourrais peut-être convaincre Marc de s'en occuper à ma place.
— Rhaa et puis je m'en fou, conclu-t-il enfin, tu fais bien ce qu'il te chante.
Cela fait depuis longtemps que je ne fais plus ce qu'il me chante. Depuis que je te connais, depuis que tu m'as légué tes secrets.
— Je n'ai pas de femme, pas d'animaux à m'occuper, des amis, oui j'en ai, mais je n'en ai que faire d'eux, je ne perds pas grand-chose à partir sans prévenir.
— Et moi alors ? s'invective-t-il, l'œil fiévreux. Moi, tu as à me perdre ! Qui sait combien de temps encore me reste-t-il sur cette basse terre.
— C'est le cancer qui te perdra, d'ailleurs, si un jour tu sens que ça monte, fais le moi savoir. De si loin que je puisse me trouver, j'aurais une pensée à ton encontre.
Il s'esclaffe de rire, claque son genou avec sa main. Son visage se teint de sévérité.
— Alors c'est à ça que tu joues, tu vas vraiment me faire ça ? Tu vas me faire le coup du type piqué dans son estime, c'est-ce que tu souhaites vraiment ?
— Ce que je souhaite n'est rien d'autre que la vérité, je n'ai plus besoin de toi pour la découvrir. Tu m'as entraîné là-dedans, ton rôle dans cette histoire s'achève ici, dorénavant, tu n'as plus le droit de m'en vouloir si je fais cavalier seul. Tu ne me seras guère d'une grande utilité là où je m'en vais, enfoncé dans ce lit dont tu ne t'échapperas pas.
Il rétracte ses malices, fait disparaître une bonne fois pour toutes ses rictus, ses regards espiègles, ses manières nonchalantes. D'une lenteur coupable, sa tête s'enfonce au fond de son oreiller et une grimace difforme lui irrite les lèvres. Il jette son regard au-dehors, son expression morcelée par des émotions contraires. Il affirme sa prise sur le drap, peut-être est-il subtilement en train de me démontrer que ma remarque l'a offensé. Je ne me sens pas coupable, non, de rien.
— Pendant si longtemps, j'ai veillé sur toi, murmure-t-il comme pour lui-même, et c'est ainsi que tu me remercies...
— Nous veillons l'un sur l'autre. Veille sur moi lors de ce voyage, et moi, je veillerai à ne pas t'oublier.
Il réprime un rire insidieux, son regard me crache du mépris, ses pupilles gonflées d'ingratitude, puis il se tait.
— Je t'ai pris des chocolats, je lui dis avant de déposer son présent sur sa table de chevet.
— Je hais les chocolats ! me grogne-t-il dessus. Je suis allergique sombre crétin !
— Je le sais bien, je termine, ne me privant pas de lui adresser ce même rictus malicieux qu'il m'a enseigné au cours de ces longues années l'un à côté de l'autre.
Il peste encore dans ses pensées, son visage gargouille et ses draps sont aspirés entre ses doigts. Quant à moi, ma présence ici n'a plus lieu d'être, je suis sur le point de le quitter, peut-être un temps, peut-être pour toujours. Je lui adresse mes salutations, lui accorde un signe de tête, à mi-chemin entre de la reconnaissance, de la gratitude, et une certaine forme de désarroi. Je me faufile dans l'entrebâillement de la porte, et comme par elle-même, elle décide de se refermer. « Enfoiré », ne manque-t-il pas de maugréer avant que je ne disparaisse définitivement. Merci, cela me va droit au cœur. Il semblerait que nous soyons tous deux passés maîtres dans l'art d'offrir des cadeaux empoisonnés. Allez, ce ne sont que des chocolats, ne le prend pas mal... Mon fardeau à moi est bien plus lourd à porter, mais il est tout de même le mien, et il n'appartient qu'à moi de le conjurer. Quelques malheureuses folies sucrées n'auront pas le dessus sur l'emprise des brumes, de leurs griffes diaphanes, de leurs chants muets... Je t'ai épargné mon récit sur l'immense goliath d'écorces noires et de chairs molles que j'ai aperçu se mouvoir dans l'antre des limbes. Je ne t'ai pas fait part non plus des nombreuses silhouettes moribondes et flasques, entièrement dénudées et aux figures lacérées que j'ai croisées à maintes reprises, ces sentinelles grasses m'épiant de toute part comme si elles étaient connectées au même esprit de ruche. Qui sait vers quels autres gardiens grotesques et malfaisants je pars à la rencontre. Combien de rêves aux motifs ésotérique ai-je vécu ? Combien de fois me suis-je réveillé dans la moiteur souillée de mes draps ? Je ne t'ai mis dans la confidence d'aucuns de ces faits, tout cela, je te le cache encore. Mais je te sous-estime sans doute. Peut-être es-tu déjà au courant de tout ce qu'il se trame. En serais-tu même l'architecte, t'amusant à façonner les briques de mon destin à ton bon vouloir. Peut-être suis-je le pantin loufoque, ligoté entre les fils de tes désirs, que tu agites au-dessus de cette mer d'encre. Ou bien au contraire, je te surestimerais, tu ne serais que le vassal d'un ordre qui te dépasse, et peut-être te précipites-tu à mes côtés dans les mêmes limbes qui nous attendent. Périrons-nous ensemble, main dans la main, dans une lumière si éclatante qu'elle ravagera jusqu'au dernier de nos souvenirs ? Terminerons-nous notre escale de cet univers dans des ténèbres si profondes qu'elles engloutiront jusqu'au dernier soupir de nos âmes ? Embrasserons-nous un destin commun, celui d'assister à l'oubli et au désespoir ? Peu importe l'issue, je l'accueillerai. En seras-tu aussi capable ? Mon vieil ami.
Que l'on soit alliés ou rivaux, amis ou ennemis, cette course effrénée à travers les aléas pervers des âges, nous l'achèverons ensemble. Tu partageras mes nuits comme je partage tes jours, et tes jours ressembleront à l'horreur de mes haltes dans les bois tissés de brume.
Je t'en fais le serment Alan Da Costa, plus une nuit ne s'éclipsera sans que l'un de nous deux ne pleure.
Au revoir, ou adieu, ou peu importe.
PS : pense quand même à ouvrir la boite de chocolat, je les ai remplacés par des pâtes de fruits, cela devrait davantage ravir ton palais...

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La Porte Dans Les Bois
ParanormalÀ la suite d'une tragédie qui ébranle son existence, Arthur R va mettre la main sur une curieuse vidéo retraçant de sombres événements qui ont eu lieu au cœur d'une sinistre forêt scandinave. Assoiffé de vérité, Arthur se lance dans une quête déses...