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Nous nous sommes recueillis, Éric et moi, au sommet d'une colline, sous un ciel de cendre. Hector, le deuxième plus jeune chien d'Éric, ou le deuxième plus vieux, cela dépend de comment vous voyez les choses, est mort. Nous l'avons retrouvé, ce matin, allongé au sol, le souffle éteint et le regard tristement vide. Aucun de nous ne savait comment cela est arrivé, c'est arrivé, un point c'est tout. Il n'y a rien eu à ajouter. Éric s'est assis à ses côtés, l'a inspecté, a posé sa main sur son ventre. Il n'y a trouvé aucune pulsation de vie, aucun battement de cœur, aucun relent d'espoir, aucun... Il s'est ensuite tourné vers moi, ses yeux décrivant tout ce que ses mots n'osaient prononcer. Et pourtant, il n'a pas pleuré... Ni même bronché, ni même râlé. Il n'a en fait montré aucun autre signe de tristesse... Il s'est contenté de ramasser la bête entre ses bras, l'a porté à l'extérieur et l'a posé à l'arrière de la voiture. À moi, il m'a ordonné de prendre une pelle, et une fois arrivé, il m'a ordonné de me servir de la pelle.

J'ai creusé ce fichu trou toute la matinée, la nuque brûlée par un soleil absent et le front dégoulinant d'une sueur moite dont seuls les jours de labeur couvert de grisaille ont le secret. Tout ça sous l'attention despotique d'Éric, qui restait là et las, à me fixer trouer cette colline. Même arrivé à bout souffle il ne m'a pas laissé un moment pour respirer. Il m'a dit « tu le mérites autant que moi. ». Arrête de me parler en énigme, pour qui tu te prends ? Si j'avais encore assez de force, je bondirais hors de ce trou et te flanquerais cette pelle à travers le visage ! Mais je n'ai plus rien à part ma fatigue et quelques larmes de sueur nichées entre les cernes.

Cette scène m'est étrangement familière. Possiblement car le trou de Magnus réside juste à côté... Et que c'est aussi moi qui l'ai creusé. Ouais, Éric a fini par comprendre, quelques jours plus tôt, qu'il était mort, et on est monté ici. J'ai creusé avec cette même pelle un trou qui n'abrite aucune dépouille car celle de Magnus se désagrège, encore et toujours, dans ce qui doit être aujourd'hui une marre d'herbe mêlée de chair pourrie et de sang séché. Ça il l'ignore... et il ignore aussi que moi je le sais... A la place de son corps est inhumé en sa mémoire son vieux jouet en plastique couvert de croc.

C'est peut-être cette raison qui a tué Hector. Son pote Magnus n'était plus là, il le savait, alors il l'a rejoint. Est-ce un suicide ? Les chiens peuvent-ils se suicider ? J'en doute fort... Mais il se serait laissé mourir... rattrapé par le temps et le chagrin qui l'ont cajolé et caressé... Avant de l'étreindre d'un amour funeste, et emporté avec eux sur une berge bien plus éclatante, loin de la grisaille, du froid et de la pluie, là où le soleil se reflète dans l'eau...

Je réalise que je ressemble bien plus à Hector qu'à Éric... Et Hector bien plus à un humain qu'Éric, et Éric bien plus à un chien qu'Hector... Un chien pouilleux, dicté par ses bas instincts, et croulant de puces et de malfaisance... Il ne manque pas de m'aboyer dessus... De me dire que mon trou est mal fait... Que je devrais y prêter davantage de soin et de volonté. Un trou c'est un trou... Qu'est-ce que ça peut lui fiche ma manière de creuser. À ça il me répond que nous terminerons tous tôt ou tard au fond d'un trou, donc autant bien le creuser afin de partir avec dignité, si peu puisse-t-il nous en rester.

Qu'est-ce que tu insinues là vieux croûton décérébré ? J'extrais mes deux pieds du trou, reviens à la hauteur de ce sac à puces hirsute, et le confronte les yeux dans les yeux. C'est une menace ? Pourquoi me menacerait-il m'a-t-il fait remarquer, c'est moi qui porte la pelle... Il m'a dépassé, s'est hissé au sommet du trou qu'il a fixé avec insistance et d'une allure décousue. Puis il a levé les bras, s'est mit en croix au-dessus du tombeau. « Vas-y, m'a-t-il dit, fou moins un bon coup de pelle derrière la tête, et enterre moi ici, personne ne le saura. ». Je n'ai pas de temps à perdre avec de telles inepties. Je l'ignore, soulève la dépouille d'Hector et la jette dans le trou que je m'attèle aussitôt à reboucher sous le regard absent d'Éric qui reste là, les pieds enlisés dans le sol, comme un poteau.

La Porte Dans Les BoisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant