XIV

1 1 0
                                        

Jour 1 :

Je décide d'ouvrir ce journal afin de faire un état des lieux. Je le mettrai à jour autant se faire que peut. J'ai besoin de clarifier la situation sur les événements récents, mes pertes de mémoire ne cessent de croître et j'espère trouver ici un refuge à cette malédiction. Mon moi du futur, toi qui liras ces pages, saches maintenant pourquoi ce journal existe... Par où commencer ? Je sais. Aujourd'hui, je réalise tout juste que je patauge dans une mare de bordel immuable. Tout s'est entassé à une vitesse folle dans mon lotissement devenue insalubre. Cela fait déjà depuis plusieurs semaines que je n'ai pas fait le ménage, que je n'ai rien rangé, rien nettoyé, pas même un petit coup de chiffon... Lorsque la lumière de l'extérieur vient défier la pénombre du salon, elle révèle les nuages de poussière brune qui est devenue si dense qu'elle forme désormais une épaisse membrane sur le dessus de chacun de mes meubles. Elle a aussi fini par se mélanger avec l'humidité environnante, créant des dépôts squameux qui enflent lorsqu'on les effleure du bout des doigts. Des tâches foncées et collantes s'agglomèrent sur les recoins de mon mobilier, comme une bave gluante laissée par un animal farouche. Un souffle pestiféré expire à chaque fois que j'ouvre mon frigo, encombré par un déluge de produits périmés dont je ne me risquerai pas à renifler l'odeur, et je ne compte même plus le nombre d'ustensiles de cuisine qui ont quitté les tiroirs pour venir s'entasser sur mon parquet, ni même la quantité de vêtements sales, de paperasses, de bout de plastique, de cartons éventrés, de livres qui jonchent désormais le sol comme s'ils étaient tombés au combat. Mes sacs d'ordures s'entassent sur le seuil de la porte d'entrée, formant une sorte de golem de détritus endormie, sa face dénuée de visage plaquée contre le bois. Je n'ai aucune motivation pour les foutre dehors. Je parviens à peine à mettre un pied devant l'autre sans manquer de trébucher en heurtant un objet quelconque qui gît par terre, sans parler de toutes les fois où je me suis entaillé le pied avec un tesson de bouteille...

Jour 3 :

Mon salon tout entier s'est fait engloutir dans un vide poisseux, au point où le peu de lumière qui y subsiste colle au plafond comme une infection. Des déchets jonchent à foison sur la table, créant ces chimères que je redoute prendre vie, ainsi que des restes de nourritures qui traînent et pourrissent lentement, attendant d'être délivrés de la torpeur nauséabonde des lieux. À chacun de mes pas, j'entends ce bruit spongieux qui se presse contre ma voûte plantaire, comme si je marchais sur une terre de fœtus mort-nés. La télé, muette, diffuse faiblement depuis plusieurs jours maintenant, des programmes dont j'ignorais l'existence, et aucune once de motivation ne me somme de l'éteindre. La nuit tombante, sa seule lumière défunte irradie la pièce. Parfois, je m'allonge devant elle afin de la contempler en silence, mais ne parviens jamais à me concentrer sur ces images semblant en désordre, comme si une entité mauvaise construisait des scénarios sans queue ni tête à partir de séquences décontextualisées. Lorsque mes pupilles se révulsent, que mes paupières papillonnent et que je finis par dériver ailleurs, ne serait-ce qu'un bref instant, une ombre obèse me bondit dessus à une vitesse fulgurante, m'arrachant aussitôt de mon sommeil et laissant une sueur naissante sur la pulpe de ma peau. Pourtant il n'y a rien, rien à part les bouches muettes des acteurs qui s'animent à l'écran. Si ces moments d'égarements s'éternisent, je suis témoin d'événements plus étranges encore, notamment cette forme noire et cornue qui grossit le long de mes murs comme un parasite se nourrissant des ténèbres, avant de retourner au néant lorsque je reprends conscience, ne laissant derrière elle qu'un soupçon rémanent perdu dans le brouillard de l'éveil.

Jour 6 :

Un essaim de restes de déjections prolifère dans le creux de mes chiottes et un nid de crasses grouille dans le fond de mon bac de douche. Mon lavabo s'est bouché à force de recevoir toute la merde que je lui force à avaler, et une marée d'eau souillée l'encombre à présent. J'ai définitivement abandonné l'idée de nettoyer l'un d'entre eux. Je pourrais chier dans ma douche, me laver avec l'eau croupie de mon lavabo et boire l'eau des chiottes, cela reviendrait au même.

La Porte Dans Les BoisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant