Avec la meute nous avons quitté la demeure du fauve à 21 heures pétantes, laissant derrière nous un salon digne d'une catacombe ainsi qu'un sépulcre entier de bouteilles exsangues. Nous nous sommes enfoncés dans les artères maraudes de la nuit, vacillant de trottoir en trottoir, tournant et virant, titubant comme des loques disloquées et abandonnant la bien séance pour l'hérésie compulsive. Nous avons contemplé les cortèges de falots grimper dans les cieux assombris, nous sommes laissés porter par la lumière artificielle des lampadaires qui étaient nos seuls guides sur cette route de vagues et de vapeur.
Aux détours d'une rue embusquée dans la pénombre, nous avons aperçu des lueurs diurnes balbutier au travers de fenêtres. Nous sommes entrés, nous joignant à la température féroce qui faisait décoller le verni des murs, et au gras luisant qui transpirait des mines délurées. Nous nous sommes confondus avec la masse bruyante, avons délaissé notre forme pour adopter celles d'anguilles et nous faufiler entres les épaules afin d'atteindre le socle désormais immense d'un comptoir sur lequel se livrait bataille une cohorte désarticulée de bras et de mains aux doigts humides. Plus rien n'a de forme ni de sens, tout n'est plus que valses bâtardes remuant dans un trou frappé par le sceau de la débauche. Le temps lui-même semble se diluer dans l'acidité des breuvages, s'écoulant malgré lui tandis que je m'égare de plus en plus dans les contrées de l'ivresse. Les minutes défilent, tantôt dans un sens puis dans l'autre, et je ne cesse de tituber sur place comme un pantin désarticulé, assourdit par les grognements de la foule, leurs débats inaudibles et leurs rires détonnant comme une fanfare. Le fauve me garde tout près de lui, sa main posée sur mon épaule, comme si j'allais m'effondrer s'il me relâchait. Nous parvenons à attraper les pintes que nous avons commandées (nous avions commandé des pintes ?). Nous lâchons un billet sur le comptoir puis nous nous extirpons de la masse, luttant avec le peu de vigueur encore étanche qu'il nous reste.
Mon veilleur m'adresse quelques mots, mais je n'en perçois aucun. N'habite mes oreilles que l'euphorie collective de laquelle je semble exclus, moi qui me perds au détour de l'exil, des bras ballants, des mains tièdes, des allures molles qui se prélassent veulement. Le fauve m'attrape par le bras, sa poigne bien serrée comme s'il agrippait le collier de son molosse, et me draine quelque part à l'intérieur de la mélasse. Je sens mon bras partir, mais mon corps reste sur place, comme s'il s'en était détaché et que mon comparse traînait derrière lui un ersatz de moi-même réduit à l'état de spectre. Lorsque le reste suit enfin, je suis expulsé à travers le chaos, comme un élastique que l'on aurait étiré trop fort. Ce ne sont pas que les effets de la liqueur... Je sens l'élixir de la douleur suinter du bord de mes lèvres, une poudre infime mais suffisante pour me brûler la chair. Est-ce donc là les effets psychotropes des calmant que j'ai pris plus tôt avant de partir ? Tout semble le rêve d'un rêve d'un rêve d'un rêve... Ensemble, nous sillonnons une portion ambiguë du bar... Ou alors c'est le sol qui a défilé sous nos pieds, nous emmenant vers le fond de la pièce où avaient pris place nos vaillants acolytes de beuverie ?.. À leur vue, nous éclatons de rire, faisons d'absurdes gestes de bras, avant de nous affaler avec médiocrité à leurs côtés.
Nous trinquons, à la perdition, à la damnation et à toutes les âmes de ce monde qui se sont déjà noyées dans les affres de l'ivresse. S'ensuit alors de longues tirades aliénées, partagées entre les blagues sordides du fauve à l'humour noir bien tranchant, les absurdes aléas de la vie du pauvre ou encore les anecdotes goofy de Marc, dont le visage me rappelle un ballon de baudruche rouge, prêt à éclater. Quant à moi, j'ai l'impression de devoir faire d'incommensurables efforts afin de garder la tête hors de l'eau. Des sursauts soudains me tiennent en éveil tandis que mon esprit glisse petit à petit par-dessus bord. La moindre conversation trop longue ou trop détaillée m'exténue au plus haut point. Fort heureusement, le venin désinhibant de l'alcool rattrape mes manques. Je parviens à faire mouche, trouvant le mot juste à chaque situation excentrique, la bonne blague à tous les traquenards qui me sont lancés, détournant de la plus habile des manières mon peu d'implications dans les conversations, préservant ainsi mon état hors de tout soupçon.

VOUS LISEZ
La Porte Dans Les Bois
ParanormalÀ la suite d'une tragédie qui ébranle son existence, Arthur R va mettre la main sur une curieuse vidéo retraçant de sombres événements qui ont eu lieu au cœur d'une sinistre forêt scandinave. Assoiffé de vérité, Arthur se lance dans une quête déses...