Le trajet retour a été long, trop long, comme si une main lente d'un autre monde traînait ma dépouille. J'ai titubé tel un zombie défroqué jusqu'à la dernière avenue avant de m'engouffrer dans le fatras d'une rue sordide à peine éclairée par le jour naissant. Je me suis avachi entre deux containers desquels émanaient une forte odeur de viande moisie par l'humidité et n'ai pas pu m'empêcher de me griller une cigarette. Je m'y suis repris à cinq reprises avant que mon briquet capricieux ne daigne régurgiter une flammèche. J'ai en ai aussi profité pour m'accorder un p'tit cacheton rose qui a fait une pirouette dans les airs avant de tomber tout cru dans mon gosier, puis je suis reparti, tel un gentleman remis sur pied, comme si de rien n'était. Comme si de rien n'était ? Non, c'est faux, j'ai mis au moins une demi-heure de trop d'arriver à destination. Bon sang, mais que s'est-il passé au cours de ces trente dernières minutes ? Je ne sais plus, je ne sais plus du tout. C'est comme si mes souvenirs avaient été aspirés dans un vortex goulu et qu'il ne m'en restait pas même une appréciation sur le bout de la langue. J'ai reçu un appel. Je l'ai manqué. C'était le fauve. Je l'ai rappelé. Mais il n'a pas décroché. Il devait être de nouveau occupé, sûrement avec la blonde. Quoique... Attendez. Quel jour on est ? Je réalise que je suis débraillé, que ma sueur colle à mes vêtements et que l'odeur de clope froide flâne tout autour de moi comme une aura pestilentielle. J'empeste le matin ! Le matin de lendemain de débauche... Mais le matin de quel lendemain ? Combien y-a-t 'il eut de matin au juste ? Devant cette réalisation tragique, je tournoie sur moi-même, comme si la foudre m'avait invoqué ici et que soudain m'était révélé les affres de la veille. Mais non, rien, rien ne me revient, pas même un soupçon d'incertitude sur quoi que ce soit.
En fait si, ça me revient. Au vu de mon état lamentable, je me suis absenté durant ce laps de temps pour rapidement retourner chez moi, prendre une douche, me nettoyer le visage, me raser comme il faut, enfiler des vêtements propres, puis je suis reparti, fier comme un gardon, les chevilles bien en place, cravate bien centrée, chaussettes bien remontées, haleine fraîche, dents propres, teint radieux et allure assurée !
Non.
Ce n'est pas ce qu'il s'est passé.
Ni de près ni de loin.
J'invente sûrement ce narratif pour me rassurer et combler le vide dans mon esprit. Je ne suis pas fier comme un gardon, mes chevilles ne sont pas bien en place, ma cravate n'est pas bien centrée, mes chaussettes ne sont pas bien remontées, mon haleine n'est pas fraîche, mes dents ne sont pas propres, mon teint n'est pas radieux et mon allure n'est pas assurée. En fait, j'ai l'air déboussolé, je marche de travers, je n'ai pas de cravates, pas de chaussettes (je les ai oubliées chez la brune), mon haleine est fétide, mes dents jaunâtres, mon teint est cireux et je me déplace en clopinant, poursuivi par cette odeur daubée de clope comme si elle s'était dorénavant incrustée sous ma peau.
Je loupe l'avenue où je suis censé me rendre. Le ciel est moribond de gris ce matin, reflétant une lumière pluvieuse qui tape contre les carreaux des appartements. Les ruelles exsudent de frêles silhouettes brouillées par l'averse, comme de petites tâches sombres qui frétillent sous un liquide transparent. Je me réchauffe tant bien que mal, les mains cloîtrées sous les aisselles, le dos voûté et frissonnant. Mais un froid plus mauvais que celui de l'air s'empare de moi. Je sens se déplacer dans mes muscles, le long de mes os, blottie entre mes organes, un mal-être qui me transit de l'intérieur. Le jour s'est levé, mais pas dans ce monde. Je furète entre des allées dégoulinantes et m'incruste comme un rat au poil détrempé dans l'enseigne la plus proche. Je prends place sur le comptoir et commande une mousse bien fraîche que je m'enfile immédiatement. D'autres, comme moi, profitent de l'aurore matinale pour festoyer dans les bars. Ils s'en donnent à cœur joie, frappant sur les tables, chantants comme des marins de retour de mer, leurs breuvages tourbillonnants au-dessus de leurs pintes. Je suis séduit par un tel entrain, par une telle démission à la bien séance. Je m'approche à pas feutrés, me fonds dans la masse, me joins à eux, deviens l'un des leurs, me greffe dans l'esprit de ruche, abandonnant ma volonté propre, mes rêves et mes craintes afin de servir la collectivité. Nous tournons en spirale, bras dessus, bras dessous, chantant à tue-tête comme si j'étais emporté dans un carrousel de désespoir humain. Nous rions, rions à nous en extraire de cette dure réalité qu'est la nôtre. Tout comme eux, j'espère oublier le monde et le temps. J'espère oublier qu'un jour je vais mourir. J'espère oublier ce fragment d'existence que j'ai représenté, cette parcelle de poussière microscopique et insignifiante que l'on nomme la vie. Et puis les rires, la joie, l'espoir se sont dissipées, comme une ombre dans la nuit, comme une larme dans un bocal d'eau tiède. Quelques échos persistent dans mon oreille, mais à leur tour ils s'éteignent et je réalise que je suis toujours dans la rue, seul, les manches trempées, attirées vers le sol par le poids de la pluie. Il n'y a pas eu de rasade, pas à cette heure-là, pas ce jour-là, pas dans cette vie-là.
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La Porte Dans Les Bois
ParanormalÀ la suite d'une tragédie qui ébranle son existence, Arthur R va mettre la main sur une curieuse vidéo retraçant de sombres événements qui ont eu lieu au cœur d'une sinistre forêt scandinave. Assoiffé de vérité, Arthur se lance dans une quête déses...