XIII

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Le trajet retour a été long, très long, trop long. J'ai titubé comme un zombie défroqué jusqu'à la dernière avenue avant de m'engouffrer dans les ombres d'une rue sordide. Là, je n'ai pas pu m'empêcher de m'en griller une, de me faire sauter un cacheton dans le gosier puis repartir comme si de rien n'était. Comme si de rien n'était ? Non, c'est faux, j'ai mis au moins une demi-heure de trop à arriver à destination. Qu'est-ce qu'il s'est passé durant ces trente dernières minutes ? Je ne sais plus. Mais j'ai reçu un appel. Je l'ai manqué. C'était le fauve. Je l'ai rappelé. Mais il n'a pas décroché. Il devait être de nouveau occupé, sûrement avec la blonde. Quoique... Quel jour on est ? Face à cette soudaine interrogation, je me suis activé. Mais je suis débraillé, transpirant, je pue la clope, je pue le matin, le matin de lendemain de débauche. Mais combien il y a eu de matin au juste ?..

Bref, revenons à ces trente dernières minutes. Ah oui, ça me revient. Étant donné mon état, je me suis absenté durant ce laps de temps pour rapidement retourner chez moi. Prendre une douche, me nettoyer le visage, bien me raser, enfiler des vêtements propres. Puis je suis reparti, fier comme un gardon, les chevilles bien en place, cravate bien centrée, chaussettes bien remontées, haleine fraîche, dents propres, teint radieux et allure assurée.

Non, tout cela est faux. Ce n'est pas ce qu'il s'est passé. Ni de près ni de loin. J'invente sûrement pour me rassurer, pour combler le vide dans mon esprit. Je ne suis pas fier comme un gardon, mes chevilles ne sont pas bien en place, ma cravate n'est pas bien centrée, mes chaussettes ne sont pas bien remontées, mon haleine n'est pas fraîche, mes dents ne sont pas propres, mon teint n'est pas radieux et mon allure n'est pas assurée. En fait, j'ai l'air déboussolé, je marche de travers, je n'ai pas de cravates, pas de chaussettes (je les ai oubliées chez la brune), mon haleine est fétide, mes dents jaunâtres, mon teint est cireux et je me déplace en clopinant.

Je loupe l'avenue où je suis censé me rendre. Où suis-je allé ? Trop loin ? Il fait ciel gris ce matin. Le jour s'est levé, mais pas dans ce monde. Je prends une rasade de mousse bien fraîche à l'enseigne la plus proche. Je sociabilise avec les gens du coin, je me fonds dans la masse, deviens l'un des leurs, ils m'adoptent très vite, nous rions ensemble, rions à nous en extraire de cette dure réalité. Tout comme eux, j'espère un jour oublier le monde et le temps. J'espère oublier qu'un jour je vais mourir. J'espère oublier ce fragment d'existence que j'ai représenté, cette parcelle de poussière microscopique et insignifiante que l'on nomme la vie. Mais là encore, j'invente. Il n'y a pas eu de rasade, pas à cette heure-là, pas ce jour-là, pas dans cette vie-là. Où suis-je allé ?

En rebroussant chemin, pour atteindre l'avenue que j'ai manquée, je suis tombé sur une vieille connaissance. Je ne l'ai pas reconnu de suite, en fait, c'est elle qui m'a reconnu. Un camarade de classe, du lycée. C'est quoi son nom déjà ? Claude ? Joël ? Adam ? Sylvie ? Aucune idée, il est tout sourire, il profite de la vie, adore chaque jour comme si c'était le dernier. Il est ravi de me revoir et en profite pour partager un peu de son temps à converser. On parle d'animaux de compagnie. Est-ce que j'en ai ? Oui, bien sûr. J'ai cette araignée hissée dans l'angle de mon plafond. Je l'ai appelé Brigitte. Il rit aux larmes. Ma plaisanterie lui plaît. Ce n'en est pas une. Lui à un malinois. Il s'appelle Francis. Quel drôle de nom pour un animal. On rit ensemble. Puis je me rends compte que je rie seul. Il n'y pas de Claude, pas de Joël, pas d'Adam, pas de Sylvie. Il n'y a pas de Brigitte, il n'y a pas de Francis. Tout ceci est encore une fois un piège tendu par mon esprit. Ou bien un piège que je me tends à moi-même.

Il y a peut-être une Brigitte tout compte fait.

Le temps que je me lacère l'esprit à essayer de retrouver les événements de ces trente dernières minutes manquantes, je suis arrivé à destination. J'abandonne. Ces trente minutes, comme bien d'autres trente dernières minutes, rejoignent le cercle fermé des chaînons manquant de ma vie. Les moments qui se sont éclipsés, qui ont glissé hors de la réalité. Je ne peux rien y faire. C'est trop tard. Ont-elles seulement existé ? Je vis peut-être dans une dimension dans laquelle des pans entiers d'existence s'écroulent et je suis le seul à m'en rendre compte. Ça ne semble poser problème à personne d'autre que trente minutes ont croulé sans crier garde.

La Porte Dans Les BoisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant