Cela faisait de nombreux jours que je n'avais vus personne. Personne d'autre que des ombres de glaces figées en haut des toits et au détour des couloirs. Si bien que je pense avoir un temps oublié la voix de mes congénères, mais les revoilà, celle émaciée et tranchante du fauve, emplit d'assurance narquoises comme si chaque enjeu de ce bas monde était une farce, le timbre indolent et sans vie du pauvre qui détonne presque toujours par surprise comme le sifflement d'un serpent tapi sous le feuillage, et celle de Marc, nasillarde, irritante, sa cloison nasale fracturée après une échauffourée dans un bar il y a de cela plusieurs années, qui termine chacune de ses phrases par des marqueurs d'incertitudes tels que « pas vrai ? », « non ? », « hein ? », « vous croyez pas ? ». Et ma voix à moi alors ? Je ne la reconnais plus, je ne l'entends même pas lorsque je me prononce, un bruit sourd me l'a usurpé. Je ne sais pas si je hurle comme un goret ou au contraire si mes mots se closent en murmures insonores. À chacune de mes prises de paroles, elle grésille comme une chaîne défunte sur un téléviseur. Ce que je dis ne semble pourtant pas choquer mon entourage. Ou alors est-ce qu'ils ne m'écoutent tout simplement pas ? M'ont-ils jamais écouté ?
Nous faisons le trajet à travers la ville, à travers la nuit, à travers ces étoiles filantes qui n'en sont pas. Les lumières des immeubles, les lampadaires, les phares des voitures, tout cela m'aveugle, comme une bête aux multiples yeux qui m'observe de toutes ses pupilles brillantes d'intelligence perverse. Le royaume nocturne a envoyé ses plus fidèles zélotes pour me déstabiliser. Non pas ces choses au corps gras et flasque, ces bipèdes sans formes ni visage qui arpente les hauteurs et les recoins pour m'observer, mais plutôt ces harpies aux courbes vertigineuses, à peine dissimulées par des accoutrements qui luttent avec acharnements pour contenir leurs formes remplies de chair humide. À mesure que nous pénétrons dans la nuit profonde, elles se multiplient dans les rues, les boulevards, les avenues, toujours au bras d'un ou de plusieurs de leurs partisans. Le froid environnant ne semble pas affecter la chaleur égrillarde qui enduit leurs cuisses et leurs poitrines, et la bienséance la farouche concupiscence qui imprègne leurs lèvres pleines. Elles errent toujours avec ce même faciès figé, ne laissent jamais transparaître aucune émotion, ne laissent jamais suggérer la lubricité maladive qui les empoisonne. Pourtant ce soir elles ne me font plus le même effet qu'autrefois. Je peine dorénavant à ressentir une quelconque sensibilité pour une lascivité ainsi exhibée. Je peine à croire à une quelconque vulnérabilité lorsque je les contemple, le visage ainsi scellé dans une porcelaine inerte, traînant à leurs côtés leurs cabots en laisse qui s'émerveillent au moindre signe de considération. Je nourris même un mépris pour l'un comme l'autre. La dévergondée cherchant l'adoration et le dévot cherchant à adorer.
Les motifs noirs des rues se multiplient, rappelant les cavités interchangeables d'une ruche. Nous nous décidons à faire une halte le long de l'une d'elles. Un rayon de crépuscule pulse à travers les carreaux, détourant la horde de silhouettes noires qui grouille. Nous avons pris place dans ce bar, ce cloaque transpirant, à peine éclairé par une pénombre mouvante qui se déforme au grès des mouvements de la foule. Nous nous installons, commandons quatre pintes, les engloutissons en l'espace d'une minute avant de nous en resservir quatre. Le poids des regards ne me quitte jamais, et lorsque je ressens l'insistance de l'un d'entre eux m'irriter plus que de raison, je le confronte, mais il disparaît aussitôt, ingurgité par la masse. Cette sensation obscure, d'être sans cesse épié, me rend malade, tout comme cette brume sonore qui m'arrache les mots de la bouche. Une sueur froide germe sur ma nuque, mon sang tape à mes tempes et un bruit sourd s'empare de mon ouïe. Cette combinaison de malheurs se cristallise en angoisse perpétuelle, m'interdisant de prendre part à la conversation qui se déroule dans mon groupe d'amis. Je me contente d'errer du regard, vadrouillant de silhouette anonyme en silhouette anonyme, cherchant à débusquer le malfaiteur parmi la foule qui provoque en moi cette irrépressible paranoïa.

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La Porte Dans Les Bois
FantastiqueÀ la suite d'une tragédie qui ébranle son existence, Arthur R va mettre la main sur une curieuse vidéo retraçant de sombres événements qui ont eu lieu au cœur d'une sinistre forêt scandinave. Assoiffé de vérité, Arthur se lance dans une quête déses...